Violence, guerre et paix dans la Bible – Exode

Violence, guerre et paix dans la Bible – Exode

Violence, guerre et paix dans la Bible – Une analyse des textes d’Exode.

 

Selis Claude

Présentation générale:

Pour entrer dans le livre de l’Exode

Le livre de l’Exode est le deuxième livre biblique, faisant partie du Pentateuque (ou ” Thora”), ensemble des cinq premiers livres, constituant la référence fondamentale du judaïsme.

Son nom nous dit quelque chose de son thème principal : la sortie d’Israël d’Egypte. Si la trame du livre est bien constitué du récit de cet événement fondateur d’Israël et devenu une référence symbolique essentielle, il comporte aussi plusieurs ensembles de textes législatifs (dont le fameux ” Décalogue”) représentatifs de ce qu’Israël a voulu se donner comme fondements pour organiser sa vie sociale et religieuse.

Tout comme le livre de la Genèse, le texte du livre de l’Exode est le produit d’une longue histoire rédactionnelle s’étalant sur quelque six cents ans où s’entremêlent pas moins de quatre mouvements théologiques (Yahviste, Elohiste, Deutéronomiste et Sacerdotal) ayant des accents très différents. L’événement historique auquel il se réfère (datant de 1250-1230) est déjà distant d’environ trois siècles à l’époque de la première couche rédactionnelle identifiable (époque salomonienne) et donc de neuf siècles par rapport à la rédaction finale. Il sera essentiel de tenir compte de ces décalages. Les textes expriment en effet les préoccupations de leur époque de rédaction et non de l’événement de référence.

Le thème de la violence est ici aussi largement illustré, sans fausse pudeur et même dans des termes parfois choquants. Plutôt que comme problème d’éthique fondamentale, la violence est ici abordée dans son lien avec l’exigence religieuse. Assurément, ces textes donnent à penser !

· Textes étudiés

Violence, guerre et paix dans la Bible – Exode

Textes étudiés :
(déroulez ou cliquez sur le texte choisi)

1. Exode 1 – 12: L’oppression en Egypte
2. Ex. 13 – 15: La sortie d’Egypte
3. Ex. 17,8-16: Guerre contre Amaleq
4. Ex. 20,1-20: Le Décalogue
5. Ex. 21,23-25: La loi du talion
6. Ex. 23,20-33: Promesse d’entrée en Canaan
7. Ex. 32,25-29: Carnage après le veau d’or
8. Ex. 34,10-28: Renouvellement de la promesse d’entrée en Canaan

Encarts documentaires:
1. Contexte historique de l’époque exodiale
2. Violences, guerre et paix à l’époque exodiale
3. La libération comme thème théologique

EXODE 1 – 12
L’OPPRESSION EN EGYPTE

” J’ai vu la misère de mon peuple”

Suivant une reconstitution historique la plus probable, une partie du peuple hébreu aurait émigré vers l’Egypte pour des raisons économiques. Cette population aurait connu une situation d’oppression à un certain moment (sans doute dans la foulée des grands travaux de Ramsès II). Une partie de cette population, peut être sous la conduite d’un leader charismatique (nommé Moïse dans les documents), se serait révoltée contre cette situation (des documents égyptiens de l’époque font effectivement état de troubles). Il est vraisemblable qu’il y ait eu d’abord des négociations mais qu’elle n’aient pas abouti.

Cette expérience historique a été fondatrice d’une conviction fortement ancrée dans la mentalité biblique : il y a des situations d’oppression qui sont inacceptables et contre lesquelles il faut se révolter. L’expérience historique peut aussi devenir symbolique d’une expérience morale intérieure : il faut vouloir se libérer de toute forme d’esclavage, de dépendance par rapport aux réalités de ce monde.

Des situations d’oppression, même diffuse, même coulée en forme de système (les corvées faisaient partie du système social égyptien ; toute la classe paysanne y était soumise) sont des formes de violence (des ” violences institutionnelles”). Elles engendrent toujours, sous une forme ou une autre, une contre-violence. Dans notre texte, il s’agit des ” dix plaies”. Elles sont attribuées à Dieu car, tout simplement, tout haut-fait, la conduite même de l’histoire, est, bibliquement, toujours attribuée à Dieu. De plus, il s’agit de plaies ” littéraires” c’est à dire arrangées littérairement pour apparaître comme une suite organisée de punitions à ceux qui s’opposent à la volonté divine. Leur portée est surtout de dire que Dieu veut un peuple libéré.
Prises pour elles-mêmes, observons que les dix plaies sont des faits limités. Elles ont valeur de signes d’avertissement. Elles se veulent éducatives, donnent le temps de la réflexion et veulent d’ailleurs emporter l’adhésion.

Les contre-violences sont-elles toujours légitimes ? Le texte semble dire que certaines le sont, sous certaines formes. Indirectement, la leçon est aussi qu’il faut ne pas être oppresseur.

EXODE 13 –15
LA SORTIE D’EGYPTE

” C’est par la force que Yahvé vous a fait sortir d’Egypte, de la maison de servitude”

Après les dix plaies destinées à convaincre Pharaon de laisser partir les Hébreux, ceux-ci se préparent à quitter cette ” terre de servitude” non sans marquer l’événement par un repas qui deviendra symbolique du passage à la liberté (chap.13). Mais Pharaon revient sur sa décision et veut rattraper les Hébreux pour ne pas perdre cette main d’œuvre esclave. C’est alors que Dieu indique à Moïse et au peuple le passage de la Mer des Roseaux, leur permet de passer à pied sec en refoulant les eaux mais referme ces eaux sur l’armée de Pharaon, provoquant sa déroute (chap.14). Cette ” victoire” est célébrée par un chant (le fameux ” Cantique de Moïse”, chap.15) dont les termes relèvent du poème épique :

” Yahvé est un guerrier, Yahvé est son nom.
Il a précipité dans la mer les chars de Pharaon et son armée.
L’élite de ses cavaliers, la mer des Roseaux les a engloutis.
Les abîmes les recouvrent,
ils sont descendus dans le gouffre comme une pierre.
Ta droite, Yahvé, s’illustre par sa force.
Ta droite, Yahvé, écrase l’ennemi.
Par la grandeur de ta puissance, tu renverses tes adversaires.
Tu déchaînes ta colère ; elle les dévore comme de la paille…” (15, 3-7)

Rappelons-nous que ces textes ne sont pas des reportages sur le vif mais des relectures théologiques tardives, postérieures de huit siècles au moins. Le problème n’est donc pas celui de l’historicité des événements (bien qu’il y ait eu événement) mais leur intention théologique. Le postulat, non travaillé ici, est que Dieu est tout simplement l’auteur des hauts-faits. Les victoires lui sont donc automatiquement attribuées. Elles le sont dans le vocabulaire épique de l’époque. Il n’y a donc pas lieu de s’offusquer de voir Dieu dénommé ” guerrier”. L’intention est de signifier que la volonté de Dieu est que le peuple hébreu renonce à sa situation d’esclavage (au sens historique, mais surtout au sens métaphorique) et qu’il vient en aide aux personnes prêtes à cette démarche malgré les obstacles certains. Les plus grands obstacles ne sont pas les obstacles matériels (dans le récit : le chemin à faire dans le désert, la menace armée d’un ennemi, la traversée de la mer des Roseaux, ne pas se perdre en chemin,…) mais des obstacles intérieurs (la tentation de préférer sa situation –connue- d’esclavage plutôt que celle –risquée- de la liberté). L’intention théologique est donc d’exprimer l’exigence de libération qui doit animer chaque fidèle plutôt que la réjouissance suite à la ” défaite” d’un ennemi.

Cet épisode a acquis un caractère fondateur et est devenu le paradigme de toute démarche de libération. Il est probable en effet que ce récit et ce “Cantique de Moïse” ont été écrits à l’occasion de l’historicisation de la fête de la Pâque (fête agraire à l’origine) sur fond de tradition orale qui, elle, peut être très ancienne. Les termes en seraient donc purement liturgiques, n’ayant plus rien à voir avec un combat réel mais évoquant un combat spirituel.

” C’est par la force que Yahvé vous a fait sortir d’Egypte, de la maison de servitude…”, on pourrait gloser : c’est presque contre votre volonté et grâce à son soutien que Dieu vous fait sortir de l’esclavage du péché parce qu’il vous veut libres…

EXODE 17, 8 – 16
GUERRE CONTRE AMALEQ

” Yahwé est en guerre contre Amaleq, d’âge en âge”

A peine sorti d’Egypte, les Hébreux rencontrent trois obstacles majeurs : la faim (chap.16), la soif (chap.17, 1-7) et des ennemis (chap.17, 8-16). Cette tribu des Amalécites qui aura ” l’honneur” d’être le premier ennemi sur la route de la Terre Promise deviendra l’ennemi par excellence, l’archétype de tous les ennemis, frappé d’une malédiction totale et irrémissible. Pour un premier ennemi, il semble avoir été coriace. Les armes ne pouvaient suffire. Moïse avait prévu de soutenir ses combattants par la prière. Lorsqu’il avait les bras levés, les Hébreux étaient les plus forts ; lorsqu’il les avait abaissés, les Amalécites étaient les plus forts. Il fallut trouver un stratagème pour qu’il puisse tenir les bras continuellement levés. Encore fallut-il toute la journée pour décider de l’issue de la bataille. La malédiction qui s’en suivit est resté la plus sévère de toute l’histoire biblique : il fallait effacer pour toujours le souvenir d’Amaleq mais ne jamais effacer cette condamnation même. Ce n’était pas le peuple hébreu qui était en guerre contre Amaleq mais Dieu lui-même.

Par la suite, à l’époque de la Royauté, Saül, confronté aux Amalécites, reçut l’injonction (1Sam.15, 1-18) : ” Va, frappe Amaleq, voue-le à l’anathème avec tout ce qu’il possède. Sois sans pitié pour lui. Tue hommes et femmes, enfants et nourissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes.” (v.3). Saül fut même sanctionné pour ne pas avoir tout tué ou détruit des Amalécites. David les affronta à son tour (1Sam.30, 1-20) : “… David les massacra depuis l’aube jusqu’au soir, les vouant à l’anathème” (v.17). Sous le règne d’Ezéchias, les membres de la tribu de Siméon se chargèrent de leur liquidation définitive : “Ils battirent le reste des rescapés d’Amaleq….” (1Chro.4, 43). Le Deutéronome présente cette malédiction comme une condamnation des pratiques de fraude dont les Amalécites, tribu de pillard pratiquant la razzia, étaient accoutumés (Deut.25, 13-19). La sentence est répétée : ” Tu effaceras le souvenir d’Amaleq de dessous les cieux. N’oublie pas !” (v.19).

L’intention du texte est de signifier qu’il y a des ennemis absolus, irréductibles avec lesquels il ne faut pas transiger. Entendu au sens strict de personnes physiques, la morale chrétienne se distance ici de la morale juive. En christianisme, il n’y a pas d’ennemi absolu, il n’y a personne qui soit impardonnable a priori. Mais entendu de comportements moraux (comme le suggère le Deutéronome), la leçon garde toute sa valeur.

EXODE 20, 1 – 20
LE DECALOGUE

” Tu ne tueras pas”

L’épisode du don de la Loi est situé ” trois mois après leur sortie d’Egypte”. On comprend bien par là, de la part du récit biblique, la volonté de montrer que désormais, pour les Hébreux, la loi de Dieu doit remplacer la loi des hommes. Celle des hommes (symbolisée par l’Egypte) était une loi d’asservissement à la volonté du plus fort (le souverain) ; celle de Dieu a également ses contraintes mais veut créer les conditions pour que l’homme –tout homme comme personne individuelle- puisse vraiment vivre dans la dignité et comme créature digne de Dieu. Parmi les Dix Commandements, on peut en distinguer cinq qui concernent les ” devoirs envers Dieu” et cinq concernant les ” devoirs envers les autres”, les premiers étant le fondement des autres.

Le sixième commandement (v.13), l’interdiction de tuer, a l’air de se présenter comme un absolu. Une analyse un peu plus approfondie oblige à corriger cette impression. Le verbe hébreu utilisé (” ratsa”), parmi d’autres possibles, désigne spécifiquement le meurtre, l’assassinat c’est à dire une situation de violence privée et illégale (la traduction ” tu n’assassineras pas” est, de loin, préférable). Les Codes vétéro-testamentaires prévoient en effet explicitement par ailleurs la peine de mort dans certains cas (violence légale) et ne s’insurgent pas nécessairement contre toute guerre (violence collective).

L’ensemble du ” Décalogue” relève d’ailleurs de la morale privée (c’est bien ainsi que l’a compris l’évangéliste dans sa reprise de la Loi, cf. Mtt.5, 20-48) et ne représente qu’une étape –tardive et très située- de la morale biblique. La morale du Décalogue est typique du courant Sacerdotal (post-exilique, c’est à dire vers le 4° siècle) très soucieuse des devoirs envers Dieu (sous des formes que ce courant estimait essentiel : le respect du sabbat par exemple, parfaitement anachronique par rapport à l’époque de l’Exode, au 13°s. !) et représentative d’une morale ” bourgeoise” d’un peuple devenu sédentaire (on n’imagine pas un peuple nomade du désert, ” trois mois” après sa sortie d’Egypte, parler de protection de la propriété privée ” Tu ne convoiteras pas la maison de ton voisin” !).
Le judaïsme considère d’ailleurs que c’est l’ensemble des cinq premiers livres qui constitue la ” Loi” (la ” Thora”) et non particulièrement ces quelques versets. La sacralisation du Décalogue date de l’exégèse chrétienne des premiers siècles (Irénée de Lyon entre autre). Plus tard, les moralistes chrétiens ont voulu en faire le fondement de la loi naturelle. C’est trop sollicité le texte !

Retenons-en, en gardant à l’esprit la dynamique profonde de l’ensemble des écrits bibliques, les éléments essentiels suivants : la vie humaine a quelque chose de sacrée parce que l’homme a été créé ” à l’image de Dieu” et ensuite que la loi divine est faite pour donner la vie (une vie de qualité supérieure, parce que reliée au divin) et non pour donner la mort.

EXODE 21,23-25
LA LOI DU TALION

” Œil pour œil, dent pour dent”

La célèbre ” loi du talion” n’est qu’un morceau de verset dans un ensemble plus large appelé ” Code de l’Alliance” (Ex.20,22 à 23,19). Ce ” code” couvre des matières très diverses (meurtre, homicide, coups et blessures, insultes, dommages, vols, prêts, viols, comportement envers le faible, l’étranger, l’ennemi, lois religieuses, …) sous des formes également fort diverses (ordres, défenses, énoncés conditionnels, casuistique, …). Il constitue assurément un témoin du droit coutumier de peuplades hébraïques d’une certaine époque (antérieure au ” Décalogue” mais où ces peuplades étaient déjà sédentarisées soit, au plus haut, à l’époque des Juges, vers – 1000, et ” revu” par le courant Elohiste). Il a été, assez artificiellement, inséré à la suite du Décalogue. Il n’empêche que ce Code a été ainsi remis dans une dynamique, celle du livre de l’Exode, faite de libération d’une situation d’oppression et de redéfinition des bases d’une vie sociale.

La ” loi du talion” (du latin talis, telle : telle offense, telle sanction) serait donc représentative d’une situation antérieure de plusieurs siècles au ” Décalogue”. Par rapport à celui-ci, la loi du talion serait parfaitement caduque mais il resterait intéressant de constater les avancées par rapport à une situation morale encore plus primitive : celle de la vengeance illimitée, même pour une offense mineure (magnifiquement exprimée par Gn.4, 23-24 : ” J’ai tué un homme pour ma blessure, un enfant pour ma meurtrissure car sept fois sera vengé Caïn mais septante-sept fois Lamech !”). Le talion introduit un principe de limitation de la vengeance, en ce cas celui de la pure réciprocité. Ce concept reste très primitif mais il est d’une très grande supériorité morale par rapport à celui de la loi du plus fort (parce qu’il donne plus de chance à une société de vivre harmonieusement dans l ‘égalité). Par ailleurs, son côté primitif permet de le rendre accessible et motivant sans apprentissage (même une personne peu cultivée peut en saisir immédiatement la “justice”, l’avantage et donc l’adopter effectivement comme ligne de conduite). Son côté primitif lui permet aussi de ” résister” comme principe même en situation d’offense majeure, ce qui n’est pas le cas de principes plus subtils ou plus généreux.
De plus, le principe de réciprocité est ” positivable” : s’il est valable en situation de tort causé, il l’est pareillement en situation de bienfait causé. Il devient alors générateur de qualité de vie supplémentaire.

A noter également que cette loi du talion suppose acquis le principe de la responsabilité personnelle et non plus celui de la responsabilité collective. Ce principe est à la base de la mise en place d’un système judiciaire puisqu’il implique l’identification précise et certaine du coupable (outre la détermination exacte du tort causé). Il s’étendra même à la responsabilité personnelle indirecte (dégâts causés par des animaux domestiques : Ex.21,28-32) et engendrera une très heureuse casuistique (distinction entre le volontaire et involontaire, le prémédité et le non-prémédité : Ex.21,12 à 23,9 passim).

Mais le Code de l’Alliance (dont fait partie, dans le chapitre ” coups et blessures”, notre loi du talion) connaît aussi un système de compensation des peines (Ex.21,12 à 23,9 passim). La sanction prévue peut être commuée en dédommagement financier ou en nature. L’histoire montrera que c’est ce système qui fut suivi et étendu. La loi du talion n’était plus appliquée depuis longtemps au moment de la rédaction du texte, si elle le fut jamais. Elle pourrait très bien n’avoir été que l’expression littéraire du principe de réciprocité, loin de toute cruauté physique.

EXODE 23, 20 – 33
PROMESSE D’ENTREE EN CANAAN

” Je livrerai entre vos mains les habitants du pays”

Les conclusions d’alliance ou publications de codes législatifs étaient d’ordinaire dans l’Antiquité moyen-orientale assortis de bénédictions en cas de respect et de malédictions en cas de non-respect (c’est le cas, pour rester dans les exemples bibliques, pour Lév.26 ou Deut.28). Bien que très artificiellement placé ici, cette ” promesse pour l’entrée en Canaan” joue cette fonction par rapport au Code d’Alliance immédiatement précédent.

Historiquement, l’installation des tribus hébraïques en Terre Promise (Canaan) ne fut pas du tout un cadeau ni une opération sans encombres. Elle se fit à la pointe de l’épée et par infiltration. Le processus fut long et même jamais complètement réalisé. C’est à propos de cette conquête de Canaan que l’on peut parler de ” Guerre Sainte” ou, mieux, de ” Guerre sacrée” d’Israël [0]. Le récit (théologisé) de cette conquête fait surtout l’objet des livres de Josué et des Juges. Notre texte fait écho aux difficultés rencontrés et est, bien sûr, largement postérieur à la conquête elle-même [1]. Le vocabulaire ne dénote cependant pas d’énormément de prévenance pour l’ennemi (” je me ferai l’ennemi de tes ennemis” (v.22) ; ” …je les exterminerai” (v.23) ; ” j’enverrai ma terreur devant toi” (v.27) ; ” j’enverrai devant toi les frelons” (v.27) ; ” je livrerai entre vos mains les habitants du pays” (v.32) ; ” tu ne concluras pas d’alliance avec eux” (v.32) ). Le souci semble être surtout de préserver le monothéisme (v.24-25 et 32-33) mais à ces conditions, cela pose quand même problème … Le souci de préserver la pureté d’un peuple justifie-t-il ne fut que ce vocabulaire belliqueux ?

EXODE 32, 25 – 29
CARNAGE APRES LE VEAU D’OR

” Mettez chacun le glaive à la hanche… tuez…”

Moïse s’attardant sur la montagne sainte à recevoir les tables de la Loi, le peuple s’impatiente. Sous la conduite de son lieutenant Aaron, il se fabrique un veau d’or avec leurs bijoux et lui rende culte comme s’il s’agissait de Yahvé. Yahvé en avertit Moïse et lui promet de se mettre en colère. Moïse réussit à l’apaiser mais, étant redescendu de la montagne, se met lui-même en colère, détruit le veau d’or et veut procéder à une épuration. Les membres d’une tribu (celle des Lévites) répondent à son appel et exécutent l’ordre de Moïse, implacablement. Pour ce zèle, Moïse les institue ” tribu sacerdotale”.

Il est possible que cet épisode soit un récit étiologique c’est-à-dire voulant justifier, après-coup, par un haut-fait fondateur, le statut sacerdotal de cette tribu. En attribuant le mauvais rôle à Aaron, il est possible que le récit fasse écho à une polémique de la classe sacerdotale des Lévites contre le clergé se revendiquant d’Aaron qui avait pris en main le culte centralisé du Temple à Jérusalem et qui avait déclassé les lévites au rang de servants du Temple.

On peut aussi prendre ce texte pour une expression littéraire de la volonté –et de la difficulté- d’éradiquer l’idolâtrie, cet ennemi intérieur du point de vue du monothéisme. Cependant, même littéraire, cette violence religieuse pose problème. Qu’est-ce que cela veut dire de vouloir fonder l’investiture sacerdotale, gardienne de ce monothéisme, sur un tel ” sacrifice” (présenté comme réel, historique) ? René Girard [2] y trouverait la confirmation de sa théorie suivant laquelle les sacrifices (religieux, symboliques) se fondent sur une violence originaire réelle, qu’il ne faut pas vouloir nier par angélisme. Devrait-on en déduire, plus fondamentalement encore, que le caractère ” sacré” est inséparable de l’exercice d’une violence et que donc, inversement, l’exercice de la violence confère un caractère sacré ? Redoutables questions dont les réponses se trouvent –malheureusement- dans notre histoire et dans notre réalité actuelle !

Ce genre de texte n’a-t-il pas servi, même inconsciemment ou indirectement, à justifier le fait d’imposer une croyance et d’éliminer les déviants ? Fameuses responsabilités au regard de l’histoire ! dont ces textes auraient pu nous faire prendre conscience et nous faire éviter des violences si on les avait pris au sérieux (et pas seulement comme des récits nous autorisant, sans autre critique, à les imiter).

EXODE 34, 10 – 28:

RENOUVELLEMENT DE LA PROMESSE D’OCCUPATION DE CANAAN

” Garde-toi de conclure une alliance avec eux”

Dans la logique du récit en sa rédaction finale, ce texte se présente comme un renouvellement de l’Alliance après que Moïse eut brisé les Tables de la Loi suite à l’épisode du Veau d’or. En fait, il s’agit plutôt d’une autre version de cette Alliance, plus archaïque d’ailleurs, que le rédacteur final a placé artificiellement ici. On s’accorde à dire qu’il s’agit de la version ” Yahviste” du Code d’alliance, se situant plus au niveau du cultuel que de l’éthique (v.14– 26). Il s’accompagne également de promesses et de menaces (v.10–3). C’est cette partie qui nous intéresse. Yahvé promet en effet de ” chasser devant toi les Amorites, les Cananéens, les Hittites, les Perizittes, les Hivites et les Jébuséens” (v.11) et mets en garde contre toute assimilation à ces populations et à leurs divinités : ” Garde-toi de conclure alliance avec les habitants du pays où tu vas entrer, de peur qu’ils ne deviennent un piège au milieu de toi. Au contraire, leurs autels vous les abattrez ; leurs stèles, vous les briserez …” (v.12–13). On peut s’étonner du rappel de tels avertissements alors qu’au moment de leur rédaction Israël vivait depuis des générations, plus ou moins tranquillement, au milieu de ces populations. A nouveau, il y a décalage entre la réalité de la coexistence et l’intransigeance du discours. Certes, le rédacteur Yahviste a surtout en vue la sauvegarde de la pureté de la foi et du culte (v.14–16). Ce souci est légitime et logique de la part d’une religion (comme de tout système philosophique) sous peine d’incohérence interne et d’insignifiance. Le problème vient du fait de lier une pureté idéologique à une pureté ethnique. Le combat pour la pureté idéologique en vient à légitimer le combat contre des personnes ou des populations. Une exigence interne (qui est une manière de ” se faire violence”) est ainsi détournée en violence externe. Ce réflexe est malheureusement le plus courant parce qu’il est la manière la plus simple, la plus primitive, la plus concrète d’obliger ou de s’obliger à respecter cette exigence mais il témoigne surtout d’une faiblesse : l’incapacité de supporter la tentation (représentée ici par l’idolâtrie, le polythéisme, … le multiculturalisme, le pluralisme) par manque de force d’âme ou de conviction. Si le but est la pureté religieuse, les méthodes pour y arriver doivent se situer à ce seul niveau. Si le but est la pureté ethnique, sous couvert de pureté religieuse, -ce qui semble être le plus souvent le cas-, alors cela relève du plus banal des réflexes sociologiques. Il est alors parfaitement illégitime d’invoquer l’argument religieux.

Violence, guerre et paix dans la Bible – Exode (encart 1)

CONTEXTE HISTORIQUE DE L’EPOQUE EXODIALE (1250 – 1230 av.J.-C.)

Ce qui est relaté dans les textes bibliques comme un exploit du peuple hébreu contre le Pharaon d’Egypte n’est, historiquement, qu’une escarmouche passée inaperçue dans l’histoire de ce pays. Quelques tribus hébraïques (et non l’ensemble du peuple) auraient fui une situation d’oppression, vraisemblable sous le régime des grands travaux de Ramsès II (Nouvel Empire – 19° dynastie thébaine). Sur leur passage, il se peut qu’il y ait eu des accrochages avec des garnisons égyptiennes postées le long des voies d’accès à l’Egypte. L’itinéraire des Hébreux est difficile à reconstituer vu le peu d’indications identifiables ou le caractère contradictoire de celles-ci (révélation sur l’Horeb ou sur le Sinaï ?). Sur une stèle de Merneptah, successeur de Ramsès II, datée de 1220 et célébrant ses victoires, il est fait mention non pas d’une défaite mais d’une victoire égyptienne ” Israël est anéanti et n’a plus de semence”. C’est la seule indication dans l’histoire égyptienne, avec quelques allusions à des ” Hapirou” (= Hébreux ?) considérées comme peuplades marginales et récalcitrantes, encore signalées un siècle plus tard sous Ramsès IV.
L’Egypte est, à cette époque, une grande puissance. Le seul rival sérieux du moment sont les Hittites (actuelle Turquie centrale). Mais les difficultés commencent avec les Libyens et avec les ” ” Peuples de la mer”, inidentifiés, n’ayant jamais formé d’empire mais ayant bouleversé durablement l’équilibre politique régional.

b]Violence, guerre et paix dans la Bible – Exode (encart 2)

VIOLENCES, GUERRE ET PAIX A L’EPOQUE EXODIALE

L’époque se caractérise par la coexistence de grandes armées organisées et équipées (armées égyptienne [3], hittite, assyrienne) et de bandes armées improvisées, sans discipline ni stratégie (peuplades cananéennes dont les Hébreux et ” Peuples de la mer”). Il se fait que ces dernières parviendront à affaiblir les grands empires civilisés (Egypte surtout) au profit des moins civilisés (Assyrien par exemple). Une série de petits royaumes (dont Israël) parviendront à se constituer à la faveur de cette redistribution des cartes mais ils vont s’affaiblir eux-mêmes en se querellant sans cesse. Tout le peuple n’est plus occupé à la guerre mais les personnes qui le sont vont finir par former une ” aristocratie” guerrière entraînant leur pays dans des aventures rarement fructueuses. Les prisonniers de guerre deviennent esclaves. Recruter des esclaves (et non l’anéantissement de l’ennemi) est d’ailleurs souvent le but de ces expéditions guerrières.
Au niveau de la gestion de la violence intérieure, tous les grands empires du moment sont déjà dotés d’une législation civile et commerciale (le Code d’Hammourabi par exemple, remontant à 1700). Au fur et à mesure de leur sédentarisation et de l’augmentation de leur population, les petites nations s’en définissent également (comme Israël). Même si les versions que nous en connaissons sont récentes (5°- 4° siècle), elles se veulent archaïques (reflétant une situation bien antérieure, invoquée d’ailleurs avec nostalgie). Mais même pour leur époque de rédaction et par rapport à d’autres pays civilisés (la Grèce par exemple), elles se distinguent par leur égalitarisme (même les esclaves ont des droits et des privilèges), leur souci de justice mais en même temps de miséricorde dans l’application du droit. Les manquements à la justice ont soulevé les plus vives protestations des prophètes pour qui l’éthique, fondement de la paix sociale, était supérieure au culte.

b]Violence, guerre et paix dans la Bible – Exode (encart 3)

LA LIBERATION COMME THEME THEOLOGIQUE

Malgré son insignifiance du point de vue de l’histoire générale de l’époque et de la région, il s’est passé quelque chose de significatif pour le peuple hébreu à ce moment. Cette péripétie historique a été réinterprétée, des siècles plus tard, comme une expérience fondatrice dans l’histoire du peuple hébreu et dans la formation de sa mentalité. Son rappel est devenu le Credo – un Credo non dogmatique mais narratif- du Judaïsme :

” Mon père était un Araméen errant qui descendit en Egypte, et c’est en petit nombre qu’il vint s’y réfugier, avant de devenir une nation grande, puissante et nombreuses. Les Egyptiens nous maltraitèrent, nous brimèrent et nous imposèrent une dure servitude. Nous avons fait appel à Yahvé le Dieu de nos pères. Yahvé entendit notre voix, il vit notre misère, notre peine et notre état d’oppression, et Yahvé nous fit sortir d’Egypte à main forte et à bras étendu, par une grande terreur, des signes et des prodiges. Il nous a conduits ici et nous a donné ce pays où ruissellent le lait et le miel…” (Deut.26,5-9)

La fête de la Pâque, rite agraire assez profane au départ, a reçu sa signification théologique dans la relecture symbolique de cet événement : il s’agissait de quitter toutes les formes de servitudes par rapport à un monde matérialiste et où l’homme se déifie lui-même pour un monde fait de confiance en Dieu et de respect d’une loi transcendante. Tous les mouvements théologiques du judaïsme ont repris et exploité le thème.

Le christianisme a repris cette signification théologique de la Pâque en l’incarnant en Jésus-Christ. C’est le Christ qui libère de toutes les formes de mal et d’esclavage au péché.

Récemment, la ” théologie de la libération” (mouvement théologique latino-américain des années 1970 – 80) a retrouvé dans les textes de l’Exode une grille de lecture des situations d’oppression et une légitimation théologique à s’en libérer.

(0) Von Rad, Der Heilige Krieg im alten Israël, Zurich, 1951 ; Heintz, Idéologie et instructions de la ” guerre sainte” chez les Hébreux et dans le monde sémitique ambiant, in ETR 56(1981), pp.39-45 ; de Pury, La guerre sainte israélite, in ETR 56(1981), pp.5-38 ; Stolz, Jahwes und Israels Kriege, Zurich, 1972 ; Weippert, Heilige Krieg in Israël und Assyrien, in ZAW 84(1972), pp.460-493
mais les auteurs plus récents contestent cette appellation (qui ne se trouve pas dans la Bible) et lui préfèrent ” guerre sacrée” ou ” guerre de Yahwé” (voir Van der Lingen, Les guerres de Yahwé, Paris, 1990). La nuance est qu’il n’y a pas de sanctification de la guerre dans la Bible mais seulement des guerres considérées comme sacrées dans la mesure où leur but était de réaliser les conditions minimales d’existence d’Israël.
(1) Il relève de la tradition élohiste.
(2) Voir encart dans le fascicule sur la Genèse.
(3) Sur l’armée égyptienne au Nouvel Empire, voir la notice dans Drioton & Vandier, L’Egypte, PUF, Paris, 1938/1975, pp. 455-458.

Bibliografie

BIBLIOGRAPHIE:

· Comme introduction d’ensemble au livre de l’Exode:
– WIENER, Claude, Le livre de l’Exode, Cahiers Evangile n°54, Cerf, Paris, 1985.

· Comme commentaire suivi (sans inspiration!):
– MICHAELI, Frank, Le livre de l’Exode, Commentaire de l’Ancien Testament II, Delachaux & Niestlé, Neuchâtel, 1974.

· Le plus beau commentaire que je connaisse, informé et profond:
– AUZOU, Georges, de la servitude au service, étude du livre de l’exode, éd. de l’Orante, Paris, 1961.

· Pour un décryptage des couches rédactionnelles:
– VERMEYLEN, Jacques, Moïse, la libération d’Israël et la révélation du Dieu de l’Alliance dans le livre de l’Exode, CETEP, Bruxelles, 1988.

· Pour une reconstitution historique de l’exode:
– CAZELLES, Henri, A la recherche de Moïse, Cerf, Paris, 1979

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