Recension de livre – La société sans la guerre

Recension du livre: François Géré, La société sans la guerre, éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1998, 327 p.

 

Selis Claude

François Géré, La société sans la guerre, éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1998, 327 p.

Contrairement à ce que son titre pourrait faire croire, il ne s’agit pas d’un pamphlet pacifiste naïf mais d’un essai politique musclé.
L’auteur, Français, est agrégé et docteur en histoire, directeur scientifique de la Fondation pour les études de défense, maître de recherche au CREST-Ecole polytechnique et a déjà publié La prolifération nucléaire (1994), La guerre psychologique (1996) et Demain la guerre (1997).
Le livre se présente comme un essai, avec l’avantage d’être très lisible mais l’inconvénient d’être peu technique, n’offrant pas de quoi vérifier les affirmations ni d’en approfondir l’étude (ni notes, ni bibliographie). Il est aussi assez désordonné et, pour tout dire, mal écrit.
Son intérêt est de présenter une réévaluation du pacifisme dans l’après-Guerre froide. L' »après-Guerre froide » est en passe de devenir une catégorie historique pivot. Elle a rendu obsolète toutes les études stratégiques antérieures et oblige à les renouveler. Cet effort de reprise s’imposait également pour la paix.
La principale menace écarté, le monde vit-il en paix? A l’évidence, non.
Et même si une super-puissance parvenait finalement à imposer la paix (en fait, une pax americana ou  » paix par l’empire » comme la qualifie l’auteur) partout où des foyers de tension ont réapparu ou réapparaîtraient, quelle serait la qualité de cette paix? Quelle forme prendrait-elle et pour combien de temps?
Pour que la paix soit durable et de qualité, il faut une véritable stratégie de conduite de la paix, avec des moyens, y compris armés. Entre un pacifisme naïf et un réalisme politique cynique, l’auteur propose une troisième voie: celle d’un réalisme pacifique.

Dans une première partie, l’auteur tente d’identifier les composantes de la paix (sa géographie, son rapport au temps, son lien avec telle ou telle forme de gouvernement, avec la recherche d’une identité politique et avec le potentiel militaire) (chap.1). Il en esquisse une typologie, en relation directe avec une typologie des guerres (infra-guerre ou guerre rampante, non-déclarée ; conflits ouverts mais limités ; conflits classiques mais susceptibles de déraper; hyper-guerre ou guerre à outrance) (chap.2) et analyse certains  » dérèglements » dans la conduite des guerres (déclarées ou non, difficulté de distinguer encore entre le civil et le militaire, entre le réel et virtuel quand on s’est habitué au virtuel, danger de passer à l’imagination émotionnelle à partir d’images médiatisées) débouchant sur un dérèglement mental à propos de la guerre aussi bien que de la paix (chap.3).

Dans une deuxième partie, l’auteur se livre à une analyse suggestive (mais extrêmement partielle et peu systématique à mon avis) de ce qu’est cette société post-bellique dans laquelle nous vivrions. Manifestement le rapport à la vie et à la mort change en fonction de la démographie sans doute mais surtout en raison de facteurs culturels (société hédoniste, individualiste,…) et du contexte social (si on est habitué ou non à une  » sécurité sociale »). L’hypermédiatisation, de même que le réflexe de croire qu’il y a une solution technique à tout problème (la guerre  » zéro-mort » par exemple) ou, plus globalement, la modification du système général des valeurs (comment parler encore de  » sacrifice de soi » par exemple…?), tous ces éléments font que les gens ne sont plus prêts à mourir à la guerre (chap.4) ni même nécessairement,  » pour la paix  » (chap.5.).
Notre société serait-elle, pour autant, vraiment  » pacifique »?
Une idéologie pacifiste peut cacher des options politiques conservatrices (maintien du statu-quo extérieur…et intérieur!), un manque de courage, un manque de lucidité ou, pire, une compromission active. Elle peut donc être ambiguë.
Le pacifisme n’est pas non plus l’apanage d’un groupe politique ou social. Tous (paysans, ouvriers, femmes, marchands) ont été ambivalents.
L’apparition de l’arme nucléaire a déplacé le débat. Les mouvements pacifistes ont dû se repositionner: à quoi sert-il d’être contre mais comment être pour?
L’auteur dénonce particulièrement la misère de la recherche stratégique indépendante en France. Pas de crédits, pas de centre d’études, non-engagement des scientifiques, juste quelques saltimbanques médiatiques ( !).
Or la paix doit être pensée, techniquement, comme une stratégie.
A-t-on jamais fait une histoire de la paix (de ses mécanismes profonds)?
N’y aurait-il pas lieu de faire un inventaire des conceptions de la paix dans les différentes cultures? A-t-on seulement identifié les moyens de la paix (diplomatie, organismes internationaux, ONG, réseaux, …)? Que dire alors d’une véritable stratégie? … (chap.6).

La  » conduite de la paix » occupe la troisième partie.
Il y a, bien sûr, négativement, toutes les manières de manquer la paix: l’incapacité à admettre la transformation du monde par une sorte de déni de la réalité ; la volonté de reconduire à l’identique la situation antérieure en recherchant des menaces de substitution (qu’Huntington se sente visé…) ; l’entreprise de création délibérée de causes de conflit ; la mauvaise gestion de la conduite de la paix.
Plutôt que de rechercher à désigner à tout prix un ennemi, l’auteur propose plutôt un système d’évaluation permanente des risques. Il propose une méthode fondée sur l’empirisme historique et l’idéalisme utopique (utopie de la paix fonctionnant comme méthodologie en couple avec l’histoire) (chap.7).
A propos de  » la conduite stratégique de la paix, aujourd’hui » (chap.8), l’auteur se livre à une évaluation critique (pas très originale ni approfondie, selon moi) des initiatives de l’ONU, de la France, des Etats-Unis ou, suivant les dossiers, des négociations de désarmement, des opérations de maintien de la paix.
Dans le chapitre  » la conduite stratégique de la paix, demain » (chap.9), il préconise de bien identifier les risques (les risques d’implosion de certains Etats, l’enjeu des biens vitaux, …) et de structurer les moyens armés en conséquence (une  » gendarmerie européenne » et une  » légion européenne », par exemple).
Dans son dernier chapitre ( » Economie de guerre, économie de paix: conversion, conservation, mutation ») l’auteur ne se prononce pas contre l’industrie de l’armement mais pour l’orientation de cette industrie au service d’une stratégie de paix durable. Cela suppose d’excellents moyens d’observation et de communication, la création d’un degré avantageux de liberté d’action pour pouvoir mener des opérations de paix, l’entretien des capacités d’une montée en puissance en cas de grave tension mondiale. Il préconise ainsi une  » réserve technologique active » (des prototypes, non produits en série en dehors d’une menace réelle).

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Le livre tient-il son pari de  » réalisme pacifique »?
Si certaines analyses ou critiques ne manquent pas de pertinence, si certaines solutions préconisées se veulent concrètes, il n’en reste pas moins que sa vision d’une  » société post-bellique » a furieusement l’air de correspondre à une société occidentale uniquement. Ces réflexes mentaux et ces conditions technologiques ne sont pas nécessairement partagés par le reste du monde. Le  » choc des civilisations » n’aurait-il aucune consistance? Est-ce bien réaliste d’envisager la paix sur cette dénégation? Ou bien, subrepticement, n’est-ce pas une autre pensée hégémonique qui se manifeste (concurrente de la pensée américaine), se voulant gendarme du monde pour imposer la paix…et la pensée unique. La  » société sans la guerre » de Géré risque bien d’être une société sans cultures. Comment les différences culturelles pourraient ne pas dégénérer en conflits armés, voilà la question qui n’est pas posée par ce livre.

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