Recension de livre – Le choc des civilisations

Recension du livre de Samuel Huntington ‘Le choc des civilisations’.

 

Selis Claude

Le livre de Samuel P. Huntington [0] est un livre important. Kissinger en a dit qu’il était « le livre le plus important depuis la fin de la guerre froide ». « Une oeuvre fondatrice qui va révolutionner notre vision des relations internationales » en disait Brzezinski. A peine paru, il fut aussitôt traduit en plusieurs langues, largement commenté et utilisé dans les milieux politiques et militaires aux quatre coins de la planète.
Le livre lui-même est un développement d’un article paru en 1993 dans la revue Foreign Affairs et qui avait déjà eu un retentissement considérable et suscité bien des polémiques [1]. La revue en question est une revue de référence du point de vue de la politique internationale américaine. L’auteur est professeur à l’Université Harvard où il dirige le John M.Olin Institute for Strategic Studies. Il a été expert auprès du Conseil national américain de sécurité sous l’administration Carter et a toujours l’oreille de la Maison Blanche.

Depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale jusqu’à la fin de la guerre froide, l’ensemble des relations internationales pouvaient être analysées en fonction du clivage Est-Ouest, tous les conflits étant suscités ou récupérés par ce clivage. Auparavant, c’était la concurrence entre Etats-Nations qui expliquait les conflits. La nouveauté, selon Huntington, c’est que désormais la principale menace pour la paix dans le monde se situe au niveau des chocs entre civilisations.

Un nouvel âge de la « polique globale » est né (chap.1). Les frontières des Etats, héritées du passé, ne sont plus pertinentes. On assiste, d’une part, à des intégrations (type Union européenne) et, d’autre part, à des désintégrations, souvent dans la violence (comme dans l’ex-Yougoslavie). Tous les conflits intra-étatiques qui sont apparus (et qui se sont multipliés !) depuis la fin de la guerre froide ont pour origine, non plus des conflits idéologiques (gauche/droite), ni politiques (au nom de l’Etat), ni même économiques (riches/pauvres), mais « culturels », civilisationnels. Les Etats ont donc tendance à rejeter le multiculturalisme interne (d’où les « épurations ethniques », les génocides, la recrudescence des persécutions religieuses à grande échelle, les fractionnements d’Etats) ou ont difficile à le vivre (d’où les succès des extrêmes droites, la recrudescence du racisme, la recomposition en groupes sociaux étrangers les uns aux autres dans les vieilles démocraties idéologiquement ouvertes).
D’autre part, des regroupements ont lieu entre Etats culturellement homogènes (ou, précisément, entre populations culturellement homogènes là où les Etats ne le sont pas) (chap.6). Ces Etats ne se livreront plus de guerre entre eux mais s’allieront contre un ennemi commun, une autre « civilisation. La dernière guerre du Golfe semble échapper à ce schéma (puisqu’elle concernait deux Etats arabes musulmans) (p.271) mais ce fut sans doute une guerre de transition, la dernière de ce type. D’ailleurs, les réactions des populations (populations arabes ne voulant pas d’une intervention occidentale; population occidentale ne voulant aucune victime occidentale dans ce conflit) confirment plutôt le clivage civilisationnel.
Les pays ont désormais tendance à se regrouper autour des Etats-phares de leur civilisation (chap.7). Ces regroupements vont changer le rapport de forces entre les civilisations. Jusqu’à présent, le monde était divisé entre « le monde occidental » et les autres pays ou régions (« theWest and the Rest ») plus ou moins en voie d’occidentalisation.
Désormais, le « modèle occidental » est remis en question par ces pays, voire même rejeté avec agressivité. Des « contre-modèles » se mettent en place. L’Occident doit prendre conscience et accepter que sa civilisation est unique (il peut même être persuadé qu’elle est la meilleure) mais pas universelle. S’il devait continuer sur la voie de son impérialisme culturel, cela ne manquerait pas de provoquer de nouveaux conflits avec ces autres civilisations non-occidentales.

Qu’est-ce qu’une « civilisation »? (chap.2). Huntington n’en donne pas une définition bien construite, complète et critique. Il se contente de se situer dans la lignée de Spengler et Toynbee. Il se revendique aussi de Braudel et Wallerstein. Parmi d’autres critères (linguistiques, historiques, institutionnels,…), l’élément religieux lui semble un des plus pertinents [2]. Historiquement, ce fut presque toujours le cas. La récent mouvement de sécularisation n’est qu’un phénomène occidental (limité d’ailleurs à l’Europe) et intimement lié à la tradition religieuse judéo-chrétienne (qui, seule, la rendait pensable). Partout ailleurs, même mis en veilleuse par l’occidentalisation, par le communisme ou par les nationalismes, le religieux a toujours résisté et redevient à présent le lieu par excellence de l’affirmation identitaire.

C’est ainsi qu’Huntington propose finalement de distinguer sept ou huit pôles (p.42-45): chinois (confucéen), japonais, hindou, musulman, africain, latino-américain et occidental (avec une tendance à y distinguer un pôle catholico-protestant et un pôle slave-orthodoxe). L’auteur s’explique sur cette répartition et la traduit en cartes, tableaux et graphiques (chap.3). Il produit des arguments plus ou moins convainquants mais laisse ou réintroduit même des hésitations (consistance d’un pôle « asiatique » (p.239-262), place du bouddhisme (p.46), peu de consistance du pôle africain (p.45-46), …).
L’auteur ne nie pas qu’il y ait eu, qu’il y ait et puisse encore y avoir de nombreuses interactions entre ces « civilisations » mais le fait est qu’elles se situent désormais dans des relations d’antagonisme plus ou moins prononcé [3]. En particulier, les mondes chinois et musulmans sont occupés à se constituer en « ennemis » de l’Occident et semblent d’ailleurs s’entendre sur cette stratégie (chap.8).

Reprenant l’idée (chère à Spengler) du « déclin de l’Occident », l’auteur l’illustre avec des arguments démographiques, économiques et militaires actuels (chap.4 & 5). Cet « effacement », cette faiblesse, ces difficultés de l’Occident à défendre ses intérêts crée une situation dangereuse d’instabilité dont pourraient profiter d’autres forces montantes peu scrupuleuses afin de s’affirmer et de redéfinir l’ordre mondial (l’Islam contre l’Occident européen et l’Asie contre l’Amérique, par exemple…). Les « difficultés » de l’Occident (chap.9) tiennent en effet, selon l’auteur, à ses scrupules ou ses complexes par rapport à l’armement, aux droits de l’homme, à l’immigration. Il en dénonce en outre le « déclin moral, le suicide culturel, la désunion politique » (p.336). « En Europe, ajoute Huntington, la civilisation occidentale pourrait également être minée par le déclin de son fondement essentiel, le christianisme » (p.337).

Il en appelle donc à un renouveau de l’Occident (chap.20) et énonce quelques conditions pratiques (très « stratégiques ») de son redressement (p.345). Il décrit les caractéristiques (chap.10) ainsi que la dynamique des guerres civilisationnelles (chap.11), en donne un schéma [4] et un scénario (guerre Chine – USA en 2010) (pp.346-350).
Pour éviter d’en arriver là, l’auteur propose en conclusion quelques règles-clés (pp.351-357):
– abandon par l’Occident de sa prétention universaliste mais renouveau de son identité propre
– ne plus intervenir dans des conflits autres que ceux de sa propre civilisation
– prendre en réelle considération les Etats-phares des différentes civilisations et renforcer tant que possible la concertation entre ceux-ci
– ne pas renoncer à mettre en valeur les points communs entre les civilisations et donc favoriser la connaissance mutuelle.

* * * *

Certains ont vivement critiqué les thèses de Huntington [5], l’accusant d’esprit réactionnaire et raciste, cherchant un ennemi à constuire de toute pièce, incitant au conflit en le prophétisant. Le livre est, certes, dangereux. Les partisans de l’enfermement culturel, des cultures « épurées », de l’incompatibilité des cultures, de l’érection d’Etats-nations culturellement homogène y trouveront de nombreux arguments.
Au-delà des polémiques, trois « messages » du livre de Huntington me semblent importants, ne fut ce que pour le débat qu’ils peuvent ouvrir. La renonciation à l’universalisme serait bien un changement d’attitude à opérer par l’Occident. Elle ne me semble pas , chez Huntington, un « repli tactique » mais bien une conviction profonde, un aveu sincère des dégâts de l’impérialisme culturel occidental et un respect de la légitimité des autres cultures. Quand ils ne sont pas impérialistes, les systèmes universalistes pèchent en général par naïveté, méconnaissance (ou connaissance purement intellectuelle), par volontarisme pur ou irréalisme total (même le « Projekt Welt Ethos » de Hans Küng 1990, ou même le rapport UNESCO-ONU « Our Creative Diversity » 1995 n’échappent pas à l’un ou l’autre de ces travers).
Un autre intérêt du livre de Huntington est de poser franchement le problème et les difficultés du multiculturalisme. De nombreux sociologues américains croient pouvoir faire un constat d’échec d’un multiculturalisme harmonieux aux Etats-Unis. Les choses se passent de plus en plus mal dans toute l’Europe à cet égard. On n’en sortira plus avec quelques beaux principes généreux ! Et il y a bien lieu de croire avec Huntington que ce sera le problème, non pas le plus grave des prochaines décennies (objectivement, le problème de la faim l’est bien plus) mais le plus suscetible de dégénérer en conflit.
La polémique ne devrait pas non plus occulter l’intérêt, à titre purement scientifique, de l’approche en termes de civilisations. Nous sommes bien entrés dans un monde de « politique globale ». D’anciens clivages (nationalistes ou Est/Ouest) ont disparus ou sont devenus moins pertinents. D’autres, plus « globaux », semblent se dessiner. Les observer, en faire une grille d’analyse n’est pas un péché. Ce qui serait grave, ce serait d’en faire une doctrine.

(0) Le choc des civilisations, éd. Odile Jacob, Paris, 1997 pour la traduction française; éd.originale américaine The Clash of Civilizations, Simon & Schuster, New-York, 1996.
(1) ‘The Clash of Civilizations: the Debate’, in Foreign Affairs, New-York, 1993.
(2) Op.cit., p.68: « Dans le monde moderne, la religion est une force centrale, peut-être même la force centrale, qui motive et mobilise les énergies ».
(3) Voir figure 9.1, p.270.
(4) Voir figure 11.1, p.304.
(5) Citons, par exemple, en français:
– David Camroux, Huntington, scénarios controversés pour le futur, in Etudes, juin 1996, pp. 735-746
– Pascal Bruckner, Samuel Huntington ou le retour de la fatalité en histoire, in Esprit 11(nov.97), pp. 53-67.

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