Religion et nationalisme dans les nouveaux conflits

Religion et nationalisme dans les nouveaux conflits

La relation entre religion et nationalisme dans les nouveaux conflicts: un essai.

 

Selis Claude

Doctrine et politique des Eglises

Le réveil des nationalismes auquel on assiste, particulièrement dans les Balkans, s’est largement exprimé sous des formes religieuses. Ce réflexe peut paraître étonnant dans des pays où la référence religieuse n’a pas été entretenue –c’est le moins qu’on puisse dire !- depuis plusieurs générations. Certes, le recouvrement de la liberté religieuse faisait partie de la liberté retrouvée et exprimait aussi le rejet de l’ancien modèle (bien que dans le cas de l’ex-Yougoslavie la contrainte anti-religieuse n’ait pas été particulièrement sévère). Mais le fait que l’identité religieuse ait été aussitôt et aussi spontanément et largement adoptée et utilisée pour se reconstituer une identité nationale et se démarquer des autres a de quoi surprendre. On peut bien sûr s’interroger sur la qualité de cet attachement religieux. Il est probable en effet que la plupart de ceux qui, dans les combats, portent haut leurs emblèmes religieux ne savent pas vraiment à quoi ils correspondent et ne s’intéressent que peu au contenu profond de la croyance en question. Il s’agit sans doute plutôt d’un attachement sociologique (adoption des us et coutumes du groupe social dont on fait partie) ou historique (conscience de devoir préserver un patrimoine culturel). Il reste que le sociologue ou le politologue ne peut ignorer que le facteur religieux ” fonctionne” encore, même là où on aurait pu le croire éteint.
L’ignorer (par a priori ou par habitude areligieuse), c’est s’empêcher de comprendre la situation locale de l’intérieur et donc de réagir adéquatement. S’ indigner du fait que la religion puisse être facteur de conflit et développer aussitôt un discours apologétique pour rejeter toute culpabilité de sa propre confession ou, à l’inverse, y trouver aussitôt confirmation de ses propres a priori anti-religieux est tout aussi stérile.
On aurait donc tout intérêt à s’interroger sur l’influence des Institutions religieuses concernées et de leurs autorités. L’examen du discours officiel et public de chacune des confessions en cause (nous nous limiterons ici à l’Eglise orthodoxe et catholique), même s’il n’est sans doute pas le seul moyen d’influence, ne peut qu’être révélateur. Une Institution ne peut, par ses actes ou par un discours occulte, entrer en contradiction totale avec les principes fondamentaux de son discours officiel (ni, d’ailleurs, de ses Ecritures de référence, identiques dans ce cas) sous peine d’incohérence totale du système (et donc son auto-invalidation). S’il y a des écarts (que seul un examen attentif du discours officiel permet de mesurer), ceux-ci mêmes devront trouver une justification dans le système. Ce sont ces modes de justification qui devront alors retenir notre attention.

(n.b.: pour un aperçu de la doctrine générale de l’Eglise sur le sujet, voir la rubrique ” Vgp dans la doctrine de l’Eglise”)

Les acteurs religieux dans la crise yougoslave

La manière dont la question des nationalismes s’est posée (et a explosé) en ex-Yougoslavie est exemplative de la manière dont il se pose ou pourrait se poser dans bien des endroits en Europe. La manière dont on arrivera ou non, bien ou mal, à la résoudre en ex-Yougoslavie sera aussi exemplative de notre manière de gérer des situations complexes où le multiculturalisme et le multiconfessionalisme ont une part incontournable. Essayons de préciser comment les différents acteurs religieux (nous nous limiterons ici aux Eglises orthodoxes et catholiques) se sont comportés jusqu’à présent dans cette crise, quel serait la distance entre le discours et la pratique ou comment fonctionne l’auto-justification dans le discours.

Signalons d’abord qu’il y eut des démarches de conciliation entre évêques catholiques croates et évêques orthodoxes serbes dès le début [0], aboutissant à des déclarations se prononçant contre la guerre, contre l’épuration ethnique, regrettant les bavures de guerres et mettant en garde contre le mauvais usage de la religion. A partir de l’ouverture du front bosniaque (mars 92), ces relations devinrent plus difficiles et bientôt inexistantes.

Les documents officiels serbes-orthodoxes estiment que c’est le peuple serbe qui subit une agression et un génocide. Ils rappellent les souffrances du peuple serbe durant la guerre de 40-45 et tout au long de leur histoire et disent clairement que ces populations ne peuvent plus vivre ensemble [1]. Parallèlement au changement de politique à partir de 1992, l’Eglise serbe renonce à une Grande Serbie multiethnique au profit d’une Serbie homogène rassemblant tous les Serbes. Concernant les accusations d’atrocités commises par des Serbes, les évêques les condamnent en principe mais estiment qu’elles font largement partie d’une propagande visant à sataniser le peuple serbe et font état des atrocités dont le peuple serbe est victime [2]. Spécialement à propos du Kosovo, ils mettent en avant les droits historiques et l’importance symbolique des lieux historiques (” sans le Kosovo, le peuple serbe perdrait son identité, son passé et son droit à l’avenir”). Ils refusent la seule loi du nombre, défavorable aux Serbes pour le moment suite à diverses circonstances et manipulations politiques récentes [3].
Visant la population serbe elle-même, l’Eglise serbe a pris ou a soutenu différentes initiatives propres à réveiller et à nourrir un sentiment identitaire comme la restauration de la fête de la St Sava (avec bal populaire), la procession des reliques du prince Lazar (défaite de Kosovo Polje), l’organisation du 6° centenaire en 1989 de la défaite serbe devant les Turcs à Kosovo Polje (énorme succès de foule et où la carrière politique de Milosevic a pris un tournant décisif), la diffusion de nombreuses pétitions sur divers sujets (non pour faire pression sur ces sujets mais pour que la population en prenne conscience), la publication de nombreux poèmes épiques anciens, de travaux historiques, etc…
Certaines initiatives (comme les multiples ré-inhumations des cadavres de Serbes victimes des Croates oustachis pendant la guerre 40-45, menées au nom de la dignité des morts et à grand renfort de participation populaire) étaient, en plus, de nature à désigner un ennemi [4].

Du côté des documents officiels croates-catholiques [5], le ton est assez différent. L’argument historique est peu utilisé. Le langage est plutôt celui des ” droits de l’homme et des peuples”. Les Serbes sont désignés comme les agresseurs (alors qu’au même moment les Serbes considéraient les Croates comme des autonomistes insurgés) mais ce sont les dirigeants politiques qui sont visés (” …une guerre initiée par la politique impérialiste des guides d’un peuple…”). Manifestement, les Musulmans de Bosnie ne sont pas traités en ennemis et les appels à la cessation des hostilités entre Croates et Musulmans ont été très vifs, désapprouvant les Croates qui en auraient été coupables. Les évêques revendiquent, pour la Bosnie, une ” paix juste”, sans distinction de nationalité ou d’appartenance religieuse, garantissant à chaque personne tous ses droits. Ils n’accepteraient pas qu’une situation de fait, créée par la force, l’emporte sur le droit. Il y a bien du vocabulaire religieux qui est employé mais non pas des arguments religieux.

Des initiatives et des déclarations du pape Jean-Paul II lui-même ou d’instances vaticanes [6], il ressort quelques lignes de force:
– la reconnaissance politique de la Slovénie et de la Croatie était parfaitement justifiée. Le pape s’en est expliqué personnellement, posant en même temps un principe : ” chaque nation a droit à la reconnaissance politique”; il a estimé, de plus, que la Croatie (comme les autres républiques ex-yougoslave), n’étant que membre d’une fédération, avait le droit constitutionnel d’en sortir et qu’elle en était sortie en respectant les formes et pour des raisons justifiées.
– le modèle suivant lequel ces nouveaux pays sont appelés à vivre est celui de pays respectant intégralement les droits des personnes et des peuples, multi-ethniques, multi-culturels et multi-religieux, vivant dans la paix, la concorde et la justice. Ils sont appelés à se donner un véritable projet de société, fondé sur des valeurs.
– la guerre et les violences sont toujours condamnées, d’où qu’elles viennent. Il n’y a pas d’ennemis désignés. Les hostilités ne sont pas lues en termes religieux mais en termes historico-ethniques. Le pardon et la réconciliation sont prônés. La paix est estimée possible. La valeur de test à vivre le pluralisme est bien perçu et encouragé.

Les démarches interreligieuses multilatérales autour du conflit bosniaque n’ont pas manqué non plus [7]. Le point commun des déclarations qui en émanent c’est que les religions sont fondamentalement porteuses de paix et que ce n’est que par travestissement de leur usage qu’elles apparaissent comme belligènes. Elles se prononcent contre l’usage de la force pour régler les problèmes. Elles admettent que les religions ont une responsabilité dans la restauration de la paix et sont d’accord sur le principe du respect des différences. Ce sont plutôt les interventions catholiques et protestantes qui insistent sur la nécessaire liberté religieuse pour tous, partout et sur le pluralisme. Mais le plus significatif sont sans doute les absences, les rencontres avortées, les échecs et les non-dits… Il n’empêche qu’une telle intensité de concertations entre les religions sur un problème concret de société est inédite et aura mis en route des organes réguliers de concertation.

Conclusions

Autant du côté orthodoxe que catholique, le discours officiel semble ne pas entrer en contradiction avec la Doctrine (commune en ce cas) et leur politique ne pas s’écarter du discours. Le discours est cependant subtil en ce qu’il joue parfois sur deux principes, tout deux étant défendables en eux-mêmes mais contradictoires entre eux, suivant les circonstances (prôner des nations multi-ethniques d’un côté et soutenir une revendication ethno-nationaliste de l’autre). Dans le même genre, un autre procédé consiste à mettre l’accent sur un principe particulier, admissible en lui-même (par exemple : ” chaque nation a droit à la reconnaissance politique”) mais dans une circonstance bien précise (adressé à une ” nation” à la veille de prendre son indépendance). Une autre subtilité consiste à jouer sur la sémantique (parler de ” respect des peuples” alors qu’il s’agirait d’une revendication nationaliste d’un peuple non-menacé ou parler de ” nationalisme exacerbé” pour le distinguer d’un ” bon” nationalisme, etc…). Au lieu de condamner ces subtilités, il serait assurément plus utile d’apprendre à les décoder …
Si le politique veut ignorer (ou supprimer) le religieux dans la gestion d’une nation, il va au devant de quelques surprises. Il est particulièrement clair dans le cas de l’ex-Yougoslavie qu’il n’y aura pas de solution politique qui négligerait le facteur religieux. Cependant le problème ne se règlera pas non plus par le religieux. Personnellement, je ne crois pas du tout au slogan de Hans Küng ” la paix mondiale par la paix entre les religions” [8]. Les religions n’ont pas d’obligation à s’entendre; il suffit que leurs adeptes respectifs ne s’entretuent pas au nom de la religion.Chaque religion représente en effet une ” vision du monde” (et ne saurait être réduite à une ” dévotion privée”!), ce qui leur donne ce caractère exclusiviste et qui explique aussi son ancrage dans l’intimité des personnes et son lien avec telle ou telle identité collective. Il serait très difficile, très appauvrissant et parfaitement artificiel de vouloir accorder de force autant de visions du monde. A vrai dire, ce n’est pas nécessaire. Ce qui serait nécessaire, c’est que les religions acceptent de laisser, en dehors d’elles, un espace pour le politique (pas tout l’espace mais un espace) qui soit le lieu d’un ” contrat social” à renégocier chaque fois que le contexte change, contrat limité mais suffisant pour permettre à des personnes de toutes visions du monde de vivre ensemble.

(0) Début des hostilités en mars 91 ; premier rencontre à ce sujet entre le cardinal Kuharic de Zagreb et le patriarche Pavle de Belgrade le 7 mai 91 à Karlavci, puis le 24 août à Slavonski Brod, puis les 23-24 janvier 92 à St Gallen (Suisse) avec déclaration commune pour la paix, puis le 23 septembre 92 à Genève ; entre avril 93 et juillet 94, plusieurs missions de conciliation du cardinal Dannels sur place au nom de Pax Christi mais quatre tentatives avortées entre 94 et 96.
(1) Lettre du patriarche Paul de Serbie à Lord Carrington, rendue publique le 26 octobre 1991. Texte dans DC n°2041 du 5/1/92.
(2) Déclaration des évêques orthodoxes de Serbie réunis en session extraordinaire du 8 au 12 décembre 1992 à Belgrade. Texte paru dans DC n°2068 du 21/3/93.
(3) Communiqué de l’Assemblée épiscopale extraordinaire réunie à Belgrade le 4 et 5 février 99 à la veille de la Conférence internationale de Rambouillet. Texte dans DC n°2203 du 2/5/99. Voir aussi: Patriarche Paul de Serbie, Dieu voit tout. L’Eglise orthodoxe face au conflit yougoslave, éd. L’Age d’Homme, Lausanne, 1995.
(4) Voir de nombreux détails analysés par des sociologues et journalistes serbes indépendants in Popov (ss.dir.), Radiographie d’un nationalisme, éd. de l’Atelier, Paris, 1998 et spécialement : Radic, R., L’Eglise et la question serbe.
(5) Appel du cardinal Franjo Kuharic, archevêque de Zagreb, in DC n°2074 du 20/6/93; déclaration de la Conférence épiscopale de Croatie in DC n°2077 du 15/8/93; message du cardinal Kuharic et des évêques de Bosnie in DC n°2087 du 6/2/94; déclaration des évêques de Bosnie in DC n°2097 du 3/7/94; conférence du cardinal Puljic, archevêque de Sarajevo, in DC n°2203 du 2/5/99.
(6) Il serait très, très long de citer toutes les initiatives et déclarations du Vatican seul, a fortiori de toutes les autres instances (Commission pontificale Justice et Paix, Pax Christi, Cor Unum, Pro Migrantibus, Conseil des Conférences épiscopales européennes, San’Egidio, etc…, etc…). On peut considérer que les différents discours du pape lors de ses visites en Slovénie, Croatie et Bosnie donnent un aperçu complet de la position du Vatican (textes intégraux in DC n°2102 du 16/10/94, 2160 du 18/5/97, 2192 du 15/11/98).
(7) Déclarations du Conseil Œcuméniques des Eglises (Genève) en décembre 92 ; rencontre à Assise les 9-10 janvier 93 (mais les Orthodoxes n’ont pas voulu venir) ; triduum de prière musulman/juif/orthodoxe/catholique à Sarajevo du 1 au 3 octobre 93 ; table-ronde interreligieuse à Pecs en décembre 93 (mais les musulmans se sont absentés) ; Conférence Internationale sur la Paix et la Tolérance du 7 au 9 février 1994 à Istanbul ; réunion du COE avec des délégations de toutes les confessions de tous les pays ex-Yougoslavie du 12 au 18 octobre 94 à Genève (sans résultats) ; Conférence Mondiale des Religions pour la Paix (organisme permanent depuis 1968) en novembre 94 à Rome ; rencontre de délégués religieux de tous les pays ex-Yougoslavie les 10-11 septembre 95 à Pecs (absence des musulmans) ; rencontre par le pape des dignitaires juifs, orthodoxes et musulmans lors de sa visite à Sarajevo les12-13 avril 97 ; Rencontre des croyants pour la Paix le 1 septembre 98 à Bucarest ; etc…, etc… (textes divers in DC n°2090 du 20/3/94, 2105 du 4/12/94 et 2160 du 18/5/97).
(8) Voir la rubrique “Recensions de livres”.
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