Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse

Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse

Violence, guerre et paix dans la Bible – Une analyse des textes de Genèse.

 

Selis Claude

Présentation générale

Pour entrer dans le livre de la Genèse

Ce n’est pas parce que le livre de la Genèse se présente comme le premier de la Bible ou qu’il parle des origines qu’il a été écrit en premier !
On sait qu’il est l’œuvre de deux mouvements théologiques principaux (appelés ” Yahviste” et ” Elohiste”) écrivant à l’époque royale (9°-8°siècle avant notre ère), retravaillé encore après l’Exil par une troisième école théologique (dite ” Sacerdotale”, au 5°s.). Le fait que ces auteurs projettent telle ou telle conception dans le passé mythique d’Israël a évidemment une signification profonde. Ceci dit, les traditions rapportées peuvent avoir une très vénérable antiquité, la transmission orale étant très stable dans les civilisations de ce type. De toute façon, nous n’avons pas accès à l’histoire au sens d’une reconstitution des faits mais bien à un retraitement théologique de l’histoire et c’est ce qui nous intéresse.
Il faudrait aussi se départir d’une conception dépréciative du ” mythe”. Celui-ci n’est pas un récit fantaisiste, exprimant une lubie d’un bouffon exentrique, mais un récit fondateur, exprimant le sentiment profond d’un peuple et dans lequel il s’est durablement reconnu.
En prenant la violence comme clé de lecture de la Genèse, nous ne serons pas déçus. La violence y est, d’emblée, traitée comme le problème fondamental, originaire, de l’homme vivant en société. Le thème y est très largement et très richement développé.

· Textes étudiés
Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse

Textes étudiés:
(déroulez ou cliquez sur le texte ou encart choisi)

1. Gn. 4,1-16 Caïn et Abel
2. 6,5 – 9,17 le déluge
3. 11,1-11 la tour de Babel
4. 13 Abraham et Lot
5. 14 Abraham et Melchisedech
6. 18,16 – 19,29 destruction de Sodome
7. 21,22-34 Abraham et Abimelek
8. 22,1-19 le sacrifice d’Isaac
9. 25,19-34 Esaü et Jacob
10. 26 Isaak et Abimelek
11. 27 malédiction d’Esaü
12. 32 – 33 Jacob et Esaü : la réconciliation
13. 37 – 48 Joseph et ses frères
14. 49,5-7 Siméon et Lévi
15. 49,27 Benjamin

Encarts documentaires:
1. Les mythes religieux fondateurs et la violence (R.Girard)
2. L’Alliance comme thème théologique
3. Contexte historique de l’époque patriarcale
4. Violences, guerre et paix à l’époque patriarcale
5. Bibliographie générale

GENESE 4,1-16:
CAÏN ET ABEL
“Comme une bête tapie, la convoitise…”

La violence intervient dès les premiers chapitres de la Genèse, immédiatement après le second récit de la Création ! Elle est ainsi présentée comme la conséquence directe et logique de la perturbation de la relation Homme-Dieu qui est le thème central de ces récits. Autrement dit, dès le moment où l’homme se prend pour Dieu, maître et souverain de toutes choses, définissant lui-même le Bien et le Mal, qu’arrive-t-il ? L’homme tue son frère. Il n’y a en effet aucun obstacle, dans une logique du sur-homme, à se considérer comme maître et souverain des autres hommes.

Selon une lecture assez habituelle, Abel, le second, est vu comme le doux pastoureau, naïf et sans défense, victime de la jalousie de son frère aîné, rude agriculteur et artisan, qui risque, par le biais religieux (son sacrifice), de perdre sa supériorité naturelle.

Le fait de tenir compte de la nature des sacrifices (qui est ici le nœud de l’enjeu religieux) nous oblige à une lecture plus fine et aussi plus instructive. En fait, le sacrifice de Caïn est un sacrifice de nature non-violente (des produits de l’agriculture), tandis que celui d’Abel est un sacrifice de nature violente (un animal). Or c’est ce sacrifice qui est agréé. La suite du récit nous montre que c’est celui qui fait mine, religieusement, d’être non-violent qui est violent en réalité. Au contraire, celui qui est religieusement violent est le non-violent dans la réalité. Dieu agrée donc celui qui est non-violent dans la réalité parce qu’il a trouvé un moyen d’expression dérivé de sa violence.

Un autre problème crucial soulevé par ce texte est la violence comme cycle infernal. La première crainte de Caïn-le-violent est d’être victime de violence (” le premier venu me tuera”). L’interdiction divine de frapper Caïn exprime le souci d’ enrayer la violence comme cycle infernal (ce qu’elle est toujours…).

GENESE 6,5 – 9,17:
LE DELUGE
“La terre se remplit de violence…”

C’est le constat de violence généralisé qui fait se remettre en question l’intérêt même de la Création, de la vie. La violence des hommes semble entraîner la violence de Dieu. La violence due à la méchanceté est donc bien la question la plus grave qui soit. Elle appelle à une éradication totale. Dans ce contexte, l’existence d’un îlot de justice (en la personne de Noé) s’avère capital pour éviter une auto-extermination complète et pour préserver toutes les chances d’un nouveau départ pour l’espèce humaine et son histoire sur terre. Dans l’éradication de la violence, il s’agit donc d’exercer un discernement afin de garantir une possibilité de réconciliation, d’ ” alliance”. La généralisation de la violence était présentée comme une conséquence du rejet par l’homme de son alliance ” naturelle” avec Dieu. Cette fois-ci, l’alliance ne pourra plus être que ” contractuelle”. Quelque chose a donc été définitivement cassé dans la Création mais cela n’empêchera pas une reprise sur des bases solides. Les paroles que Dieu prononce à ce moment (” Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre…”) sont les mêmes que lors de la Création initiale.

Dans cette Création renouvelée, la violence reçoit une place mais à condition qu’elle soit maîtrisée. Les prescriptions concernant la consommation de produits animaliers peuvent sembler un simple écho d’une coutume établie par ailleurs. Le fait qu’elles soient stipulées à l’occasion de ce texte-clé nous montre qu’elles ont à voir avec les violences fondamentales. A la différence des textes de la Création initiale (où seuls les végétaux étaient prévus comme nourriture pour l’homme), il est bien prévu ici que l’homme puisse tuer des animaux si c’est pour sa nourriture. Cependant, même dans ce cas, il y a lieu de respecter des règles (non-consommation du sang) pour marquer un certain respect de la vie de l’animal et la nécessité de maîtriser un acte malgré tout violent. L’interdiction de verser le sang de l’homme est réitérée à cette occasion pour bien montrer que le pas est facile à franchir et que donc l’essentiel n’est pas d’être absolument et naïvement non-violent mais de maîtriser la violence et d’éviter qu’elle ne touche l’homme.

Une nouvelle Alliance, qui réconcilie Dieu avec l’homme, est ainsi conclue. Le signe en est l’arc-en-ciel, arc sans corde ni flèches, inverse donc de l’arc de guerre. Il est ainsi signe de la volonté divine de pacification universelle.

GENESE 11, 1-11:
LA TOUR DE BABEL

“…un même peuple, parlant une même langue”

A première lecture, on s’étonne de la réaction divine. Les hommes n’avaient-ils pas un si beau projet de faire quelque chose ensemble ? Le fait de parler la même langue n’était-il pas positif pour l’avenir harmonieux de l’humanité ? Dieu serait-il jaloux de la réussite d’un projet humain ? Serait-il donc à l’origine de la discorde entre les hommes ?

L’interprétation traditionnelle de ce texte souligne surtout, à raison, la sanction divine contre l’orgueil humain, contre la prétention de l’humain à vouloir rivaliser avec Dieu. Peut-on, en effet, fonder une cité, une vie sociale sans Dieu ou contre lui ? Le texte, sous forme de parabole, répond par la négative. Est-ce cependant la seule leçon à en tirer ?

L’idéal d’entente entre les hommes semble fonder sur l’homogénéité (un même peuple, une même langue, une même cité). Une telle idéologie peut avoir l’air attrayant car elle supprime tout conflit mais elle suppose l’homogénéisation, l’uniformisation. Un tel projet est totalitaire ; il nie la liberté humaine et supposerait un immobilisme social. Une ” entente” à ce prix-là, l’auteur biblique la condamne comme contraire au projet divin.

Le projet divin est celui d’une société qui, bien sûr, ne soit pas construite contre Lui mais qui soit aussi respectueuse des différences entre les hommes. Les ” langues” ne sont pas que le symbole des différences culturelles mais de tout type de différence. Les hommes doivent arriver à s’entendre, non pas en étant soumis ou en se soumettant à une uniformisation, ni même ” malgré” leurs différences mais en prenant conscience de l’enrichissement qu’elles peuvent représenter.

Pour approfondir le sujet:
Hubert BOST, Babel, du texte au symbole, Labor et Fides, Genève, 1985
André WENIN, Actualité des mythes, Cefoc, Namur, 1993, pp.55-70
P. ZUMTHOR, Babel ou l’inachèvement, Seuil, Paris, 1997

GENESE 13:
ABRAHAM ET LOT

“Qu’il n’y ait pas de discorde entre moi et toi…”

Après avoir quitté son pays et sa parenté de Chaldée (Irak actuel) et s’être installé un premier temps au pays des Cananéens (Transjordanie actuelle), Abraham (accompagné de son neveu Lot) est obligé de descendre en Egypte pour échapper à la famine. Celle-ci passée, Abraham et Lot remontent dans le Neguev et retrouvent la prospérité au point que ” le pays ne suffisait plus à leur installation commune : ils avaient trop de biens pour pouvoir habiter ensemble” (v.6). L’auteur biblique fait ainsi une analyse intéressante : ce n’est pas la pénurie qui est nécessairement source de conflit (selon l’analyse du darwinisme classique reprise autant par Adam Smith que par Karl Marx) mais bien plutôt la prospérité (en ce qu’elle crée un autre type de pénurie, celle des moyens de production, en l’occurrence ici la terre). Il y eut en effet disputes ” entre les pâtres des troupeaux d’Abram et ceux des troupeaux de Lot” (v.7). Avant que le conflit ne dégénère, Abraham fait une proposition de conciliation : ” Qu’il n’y ait pas de discorde entre moi et toi, entre mes pâtres et les tiens, car nous somme des frères ! Tout le pays n’est-il pas devant toi ? Sépare-toi de moi. Si tu prends la gauche, j’irai à droite ; si tu prends la droite, j’irai à gauche” (v.9). Abraham invoque l’argument de la fraternité (au sens large). Ce ” sens large” nous invite d’ailleurs à l’universalisation du principe. Ensuite, Abraham ne profite pas de sa position de préséance ou d’autorité. Par magnanimité, il laisse le choix à son neveu. Celui-ci ne se montre pas à la hauteur de la grandeur d’âme de son oncle. Il prend la meilleure part : la riche plaine du Jourdain et ses villes (v.11). Mais cet ” accaparement” rapproche Lot et sa tribu de Sodome, au sens propre et figuré. Le texte souligne déjà que ” les gens de Sodome étaient de grands scélérats et des pécheurs devant Yahvé” (v.13). La cupidité rapproche en effet de la scélératesse et éloigne de Dieu. Inversement, la magnanimité et l’esprit de conciliation d’Abraham fait que Dieu lui renouvelle à ce moment-là sa promesse de fécondité et de prospérité. Non plus une prospérité ” acquise” au mépris des valeurs humaines mais une prospérité ” donnée” par Dieu (v.15). Autrement dit, ce qui est acquis en respectant ces valeurs est, authentiquement, ” don de Dieu”.

GENESE 14 :
ABRAHAM ET MELCHISEDECH

“Ni un fil, ni une courroie de sandale… rien pour moi”

Dans l’ordre des pages de la Bible (ce qui ne correspond pas nécessairement à l’ordre chronologique de la rédaction des textes), ce récit est le premier d’une bataille rangée entre deux coalitions de roitelets autour de la Mer Morte, guerre de libération contre une oppression (v.4) mais sans doute aussi pour le contrôle de la route de la Mer Rouge. La tribu de Lot fait partie des vaincus et Lot est emmené captif. Abraham tient à faire délivrer son parent, se met en campagne et est vainqueur : ” Il reprit tous les biens, et aussi son parent Lot et ses biens, ainsi que les femmes et les gens” (v.16). Un des rois, victime comme Lot, vient à le rencontre d’Abraham avec une offrande (du pain et du vin) et en rendant hommage à Dieu : ” Béni soit le Dieu Très Haut
qui a livré tes ennemis entre tes mains” (v.20). La question qui se pose est celle du partage du butin. A la proposition du roi : ” Donne-moi les personnes et prends les biens pour toi” (v.21), Abraham répond : ” Ni un fil ni une courroie de sandale (…) Rien pour moi” (v.23), marquant son désintéressement.
* * *
Ce texte est important dans la tradition juive autant que chrétienne parce que le signe du pain et du vin sera repris dans la Pâque juive et dans l’Eucharistie chrétienne, aussi parce qu’on a pu voir en la personne de Melchisedech un précurseur du monothéisme (du fait qu’il s’adresse ” au Dieu Très Haut” au singulier) et enfin parce que ce texte fait remonter le contact du ” Peuple de Dieu” avec Jérusalem (Melchisedech étant présenté comme ” roi de Shalem” qui serait l’ancêtre de Jérusalem) à la plus haute antiquité.
* * *
Mais du point de vue de notre recherche, l’apport de ce texte n’est pas capital. Les campagnes militaires n’y sont qu’un décor et ne sont pas l’objet même de réflexion du texte. Dieu y est, bien sûr, présenté comme auteur de la victoire mais sans que cela fasse l’objet d’une théologie particulière. Il est cependant intéressant de constater qu’Abraham est décidément présenté comme un homme d’alliance et comme personne désintéressée. Celui qui deviendra le symbole de l’Alliance entre Dieu et l’homme est donc quelqu’un qui ménage des alliances au niveau humain. D’un point de vue chrétien, ce texte nous permet aussi de faire valoir les signes eucharistiques du pain et du vin comme signe de paix, de volonté d’alliance.

GENESE 18 ,16 – 19,29 :
DESTRUCTION DE SODOME

“Je ne détruirai pas à cause des dix…”

On connaît le ” péché” de Sodome. La réprobation de l’homosexualité est nette dans certains textes bibliques (particulièrement dans le Lévitique : 18,22 et 20,13, dont notre texte est peut-être inspiré). Ce n’est pas le sujet ici de discuter de l’origine ni du bien-fondé de cette interdiction. L’important est de retenir que, du point de vue biblique, il y a des actes ou des attitudes inadmissibles, contraires ” à la justice et au droit” (18,19) et qui appellent une sanction. Intéressant aussi de remarquer qu’avant la sanction, il y a place pour l’intercession. Cette scène est admirable où Abraham tente de ” marchander” la colère de Dieu : ” Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le pécheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville,… peut-être quarante, …trente,…vingt,…dix” (18,22-33). Un principe capital est ainsi posé : celui de la discrimination entre l’innocent et le coupable et, plus encore, celui de l’intercession au sens où le juste peut sauver le coupable : ” Je ne détruirai pas à cause des dix” répond en effet Dieu à Abraham.

La mise en scène (19,4-11) ne fait, bien sûr, que confirmer le péché généralisé des habitants de Sodome. La sanction intervient (19,23-25): ” Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu venant de Yahvé. Il renversa ces villes et toute la plaine, avec tous les habitants de villes et la végétation du sol” mais les dernières tractations et avertissements pour sauver ce qui pouvait l’être (19,12-22) avaient, littérairement, pris plus de place que la sanction (11 versets contre 3) . La géographie de la région et ce que nous pouvons savoir de son histoire confirme le caractère sismique de la région. Il n’est pas étonnant que la mentalité populaire lui ait donné une ” signification” moralisante ni que l’auteur biblique ait utilisé ce matériau. Il reste que l’intention de l’auteur de signifier qu’il y a des conditions morales à l’Alliance garde toute sa valeur. Remarquons cependant que, dans ce schéma, c’est Dieu qui prend les sanctions et non l’homme et qu’au contraire l’homme a plutôt un rôle de conciliateur et d’intercesseur par rapport à ses semblables. Que Dieu doive être Justicier et que la sanction puisse être violente semble une évidence pour l’auteur biblique de cette époque. Ce texte-ci n’épuise cependant pas cette question qui sera largement reprise tout au long de l’histoire biblique. Gardons-nous de considérer cette question comme définitivement tranchée à ce stade-ci.

GENESE 21, 22-34:
ABRAHAM ET ABIMELEK

“…pour ce pays où tu es venu en hôte”

Mis en parallèle avec le chap.14 (alliance avec Melchisedech) et se situant de part et d’autre de la conclusion solennelle de l’Alliance entre Dieu et Abraham (chap.17), cette nouvelle scène d’alliance confirme l’importance du thème et le lien entre les alliances humaines et l’Alliance de Dieu avec l’Homme.

Un roitelet local vient proposer une alliance à Abraham non sans amener avec lui un argument de poids (le chef de son armée) et non sans une arrière-pensée de réciprocité pour le jour où les situations démographiques seraient inversées. La suspicion n’est pas absente non plus (suite d’ailleurs à une ruse d’Abraham relatée au chap.20). Bref, tous les ingrédients bien réalistes d’une négociation concrète sont réunis. Abraham en accepte aussitôt le principe.

Mais il y a toujours un motif de discorde en réserve (en l’occurrence, une querelle de puits entre bergers des deux tribus), cela aussi est très réaliste. Abraham le soulève, préférant sans doute une alliance sans ombre. Abimelek fait l’étonné, peut-être de bonne foi. Le motif de la discorde pendante étant résolu, l’alliance est confirmée avec remise de cadeaux (petit et gros bétail) comme ” signe” (en l’absence, sans doute, de document écrit dans ces anciennes civilisations nomades).

Le signe est même, en ce cas, dédoublé puisqu’ Abraham offre sept brebis supplémentaires. Peut-être est-ce pour fonder l’étymologie du nom du lieu où s’est passé la transaction (Bersabée), peut-être est-ce aussi pour bien confirmer le droit de possession de ces puits.
* * *
Cette simple histoire de nomades, de puits et de brebis contient en germe toute situation de négociation dans la vie courante entre deux populations, c’est en cela qu’elle est fondatrice et exemplative. Le modèle en est celui de la bonne volonté mutuelle sans se cacher les difficultés et aussi la volonté d’aboutir à des situations claires, sans ambiguïté. La réalisation de la Promesse divine passe aussi par là.

GENESE 22, 1-19:

“N’élève pas la main contre l’enfant”
LE SACRIFICE D’ISAAC

La scène du sacrifice d’Isaac est une des plus choquantes de l’Ancien Testament. Comment Dieu peut-il aussi cyniquement demander à Abraham de sacrifier son fils le plus cher ? Comment Dieu peut-il aussi incompréhensiblement demander la mise à mort du seul fils porteur de la Promesse de fécondité qu’il a faite depuis si longtemps à Abraham ?

L’exégèse traditionnelle insiste sur le côté ” simulacre” de la scène et privilégie l’ ” obéissance” aveugle d’Abraham, preuve de sa foi.
Au lieu d’édulcorer la portée de ce texte, ne vaut-il pas mieux le lire comme un de ces mythes fondateurs et nous laisser s’y révéler une réalité socio-psychologique dans toute sa cruauté : une société peut avoir tendance à sacrifier ce qu’elle a de plus précieux, l’humain peut se croire obligé de sacrifier ce qu’il a en fait de plus cher (l’ ” instinct de mort” analysé par Freud). Reposons-nous ces questions fondamentales en ce qui concerne notre propre société contemporaine ou dans notre vie personnelle !

Par rapport à ces tendances, la ” solution” amenée par le texte (un sacrifice de substitution) à également de quoi faire réfléchir. Il ne s’agit pas ici de la pratique du ” bouc émissaire” consistant à charger une victime de toutes les fautes collectives afin de les éliminer comme par magie (puisqu’il n’y a pas, ici, de faute) mais d’un sacrifice de substitution consistant à trouver un dérivatif à ces ” pulsions de mort”. Si donc nous avons des pulsions de mort, la question devient : quel dérivatif symbolique, inoffensif, pouvons-nous y trouver afin de ne pas passer à l’acte, dans la réalité.
On connaît, à ce propos, la thèse de René Girard selon laquelle le sacrifice ” religieux” (et particulièrement la forme et le contenu du ” sacrifice” (eucharistique) dans le christianisme) peut être une solution efficace à ce problème.

Finalement, la leçon la plus importante du texte serait que, par rapport à nos pulsions de mort, le fait de ” lever la main contre l’enfant” (en tant que ce qui nous serait le plus cher et le plus porteur d’avenir) serait le sacrifice interdit par excellence.

Réf.: Balmary, M., Le sacrifice interdit, Paris, Grasset, 1986, pp.195-206.

GENESE 25,19-34:
NAISSANCE D’ESAÜ ET JACOB

“Il y a deux nations en ton sein; deux peuples, issus de tes entrailles, se sépareront. Un peuple sera plus fort que l’autre. L’aîné servira le cadet”

Sans doute y a-t-il un souci étiologique de vouloir expliquer une situation postérieure de suprématie de la tribu d’Israël sur la tribu d’Edom par un texte au statut mythologique mais, au-delà de cette donnée historique propre aux peuples bibliques, il y a sans doute aussi la volonté de dire quelque chose d’universel, concernant tout peuple. La fonction de ce texte n’est-elle pas d’avertir tout peuple du danger de guerre civile.

En son langage, le texte biblique exprime la terrible loi ” dominant-dominé”. Le côté ” fatum” du constat semble valoir légitimation. Mais l’inversion d’une loi qui semble naturelle mais qui n’est qu’une coutume (que l’aîné domine le cadet, voir Deut.21,15-17) n’est-elle pas une incitation à renverser ces soi-disant ” lois naturelles” ? Le texte biblique veut nous faire passer d’un état de nature à un état de culture où l’homme décide des dispositions qu’il prend pour gérer la vie en société et sait qu’il en est responsable.

La description de l’activité (Esaü, ” habile chasseur, courant la steppe” et Jacob ” homme paisible, restant sous ses tentes”), ne correspond pas, ici, à une typologie des métiers mais plutôt à une opposition entre ” vie active” et ” vie contemplative”. La vie contemplative a l’air de mieux s’accorder avec le caractère paisible (et plus subtil…) qui bénéficie manifestement de la faveur divine. Par contre, le côté actif d’Esaü rime avec satisfaction immédiate des besoins qui rend manifestement stupide et écervelé. Ces considérations sur les ” caractères” n’a peut-être pas d’autre valeur que celle d’une simple sagesse orientale mais l’observation reste pertinente : que de bêtises ne fait-on pas au nom de la satisfaction immédiate des besoins. L’anthropologie biblique a, de toute évidence, opté pour un homme plus subtil, chez qui le recours à la ruse semble excusé quand il s’agit de dépasser les ” lois de la nature” (qui ne sont d’ailleurs que des coutumes…).

” L’un dominera l’autre” : s’agit-il de peuples ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un jugement de valeur sur des types de caractères, sur une tension interne (” en son sein”) à chacun et qu’il faudrait apprendre à gérer pour que l’un l’emporte sur l’autre, en l’occurrence l’intelligence sur la force.

GENESE 26:
ISAAC ET ABIMELEK

“Va t’en de chez nous car tu es devenu plus puissant que nous”

Ce texte est, pour l’essentiel, une duplication de l’alliance entre Abraham et Abimelek (Gn.21,22-34) ici ” actualisée” entre Isaac et Abimelek. Malgré que les récits concernant Isaac soient beaucoup moins étendus que ceux concernant Abraham, l’auteur biblique veut signifier qu’Isaac est bien le successeur d’Abraham, l’héritier de la même Promesse (26,3-5 et 23-24). Il est donc l’homme des mêmes alliances (26,26-33).

Mais un autre parallélisme s’impose avec Genèse 13 où Abraham proposa une séparation à l’amiable d’avec son neveu Lot. Des deux côtés, le spectre de la famine est rappelé (13,1 se référant à 12,10 et, ici, 26,1). Une même ruse (le patriarche faisant passer son épouse pour sa sœur : 12,10-20 ; 20,2-18 ; 26,7-11) lie d’ailleurs les trois textes. Comme au chapitre 13, c’est ici la prospérité qui crée le risque de conflit (et non la pénurie) mais, cette fois, non plus entre des peuples frères mais entre des peuples étrangers. Cette fois, cependant, la jalousie est explicitement nommée comme un des mécanismes engendrant la violence (.14). La violence s’en prend aux ressources énergétiques stratégiques (en l’occurrence, les puits : v.15) et se poursuit par une mesure d’expulsion : ” Va t’en de chez nous car tu es devenu bien plus puissant que nous” (v.16). Tout est rapport de force ! En stigmatisant un Isaac qui ” partit de là (…) , creusa de nouveau les puits qu’avaient creusé les serviteurs de son père Abraham” (v.17-18) et ainsi de suite pour les autres puits (v.19-22), l’auteur biblique donne en exemple celui qui renonce à l’usage de la violence pour conserver des biens jalousés. Nous ne sommes pas, en effet, dans l’hypothèse de la pénurie absolue des biens vitaux : Isaac peut chaque fois aller plus loin, l’univers des ressources disponibles –sans être infini- n’est pas immédiatement limité. Isaac ne renonce donc pas aux moyens de subsistance comme tels ; il renonce aux biens jalousés car il a compris que c’était la jalousie qui rendait ces biens attrayants pour d’autres et non la nécessité ( les ” Philistins” d’Abimelek ne manquaient pas de puits). Nous sommes donc invités à porter notre réflexion sur ce point : comment ne pas se laisser entraîner soi-même dans le jeu de la jalousie et comment déjouer celle des autres ?

Dans notre récit, la non-résistance d’Isaac, perçue comme force divine (” Nous avons bien vu que Yahvé est avec toi” dit Abimelek à Isaac, v.28), permit finalement de conclure une alliance (décalque littéraire de 21,22-34, comme nous l’avons déjà signalé). Suite à la remarque d’Isaac (” Pourquoi venez-vous à moi, puisque vous me haïssez…v.27), Abimelek décrit son comportement à son avantage (v.29). Isaac n’insiste pas et accepte l’alliance. Le signe en est cette fois un simple festin.

GENESE 27:
MALEDICTION D’ESAÜ

“Tu vivras de ton épée et tu serviras ton frère”

Jacob, le cadet [0], surprend donc par ruse la bénédiction de son père Isaac à la place d’Esaü, l’aîné. En un sens, ceci ne fait que confirmer la perte du droit d’aînesse qu’Esaü avait si facilement galvaudé (Gn.25,19-34).
La ” bénédiction” est un genre littéraire en soi, occasion pour le patriarche de dire leur quatre vérités à ses descendants ou de leur tracer un programme de vie. La plus ample est celle que Jacob, à son tour, décernera à ses fils (Gn.49). Tous ces textes, écrits plusieurs siècles après les événements relatés, ont –ne l’oublions pas- une porté étiologique (expliquant a posteriori une situation donnée). Ici aussi, il fallait expliquer que la tribu d’Edom (” descendant” d’Esaü) ait été assujettie à l’autorité d’Israël (” descendant” de Jacob) [1]. Mais cela n’épuise pas la signification du texte. Il ne nous intéresse pas non plus ici la moralité de la ruse de Jacob (qui est surtout celle de sa mère …). Retenons, comme dit à propos de Gn.25, qu’il y a inversion par rapport à une coutume que l’on prenait pour intangible. Il se confirme aussi que le valeureux chasseur un peu sauvage n’a pas les faveurs de l’histoire.

Ainsi est-ce d’une malédiction dont hérite Esaü. Devoir vivre de son épée ou, plus exactement (puisqu’il s’agit de textes étiologiques), avoir choisi de trouver sa subsistance par la rapine et la razzia n’est pas la technique approuvée par le texte biblique, au contraire de l’activité agricole (cf. la bénédiction à Jacob au v.28). Il y a, dès ce stade-ci, un jugement de valeur contre une économie guerrière (pour son lien avec la violence) et en faveur d’une économie agraire.

Mais le plus surprenant dans notre texte, c’est que, finalement, c’est le violent qui est le plus faible puisqu’il est présenté comme asservi par son frère. La conjonction ” et” a ici une valeur consécutive [2]. On pourrait donc traduire : ” Tu vivras de ton épée et, donc, tu serviras ton frère”. Il y aurait bien ici une observation de nature économique : la prospérité économique (de type agraire c-à-d pacifique) donne plus de puissance que celle acquise en misant sur la violence.

Si la sujétion est la conséquence d’un système économique plus primitif (économie guerrière), la conséquence de la soumission est la révolte : ” Esaü devint désormais l’ennemi de Jacob…” (v.41). La résolution d’aller jusqu’au meurtre est prise. Autrement dit, malgré que la domination économique ne soit pas directement violente, elle risque quand même de déboucher sur de la violence physique (de la part des victimes). Mais la suite de l’histoire nous montrera que cette issue n’est pas inéluctable et que la prospérité mutuelle est possible.

GENESE 32-33:
RECONCILIATION ENTRE JACOB ET ESAÜ

“J’ai affronté ta présence comme j’ai affronté celle de Dieu”

Ayant été spolié de la bénédiction de son père par une ruse de son frère jumeau-cadet, Esaü avait résolu de se venger et de le tuer. Pour échapper à ce destin, Jacob s’était enfui dans une région éloignée (Gn.27,43). Une vingtaine d’année plus tard, Jacob avait fait sa vie et avait prospéré. Esaü aussi. Mais Jacob restait rongé par ce conflit avec son frère. Il voulait dorénavant, à tout prix, obtenir le pardon de celui-ci. Ne sachant pas dans quelles dispositions était son frère à son égard, Jacob envoie ambassades et cadeaux. Sa prière à Dieu était : ” Veuille me sauver de la main de mon frère car j’ai peur de lui, qu’il ne vienne et ne nous frappe” (32,12). La veille de la rencontre décisive, Jacob s’isole et ” lutte” avec ” quelqu’un” (32,23-33). Cet épisode est connu sous le nom de ” lutte de Jacob avec l’Ange au Yabbok” et, isolé de son contexte, a reçu de nombreuses interprétations mystiques [3] mais il doit être compris en relation étroite avec la scène de réconciliation avec Esaü dont il est la préparation et la condition.
Première leçon à en tirer : la réconciliation est une lutte. Elle serait superficielle (et fragile) si elle ne débutait pas par une lutte intérieure, une angoisse. On sent la réconciliation vitale mais on sait qu’elle comprend des risques (y compris des risques mortels). De fait, on n’en sort pas indemne (Jacob est atteint à la hanche pendant cette lutte) mais, surtout, on en sort transformé (le nom de Jacob y est changé en ” Israël” ; la véritable histoire d’Israël pourra enfin commencer). Il s’agit d’une véritable ” renaissance”. Jacob s’y était préparé en rappelant lui-même à Dieu dans sa prière : ” Tu m’as recommandé de retourner dans mon pays, au pays de ma parenté…” (32,10). Il devait retourner aux origines du conflit pour avoir une chance de le résoudre et pour retrouver une nouvelle personnalité, pacifiée.
Deuxième leçon à en tirer : la réconciliation avec son semblable (dont le ” jumeau” est l’exemple même) passe par un ” affrontement” avec l’Autre (même et surtout abstrait et anonyme, comme dans notre texte). Au sortir de cet affrontement (qui peut aussi être interprété comme exercice d’affrontement à l’altérité, à toute forme d’altérité), Jacob se rend compte : ” et j’ai eu la vie sauve” (32,31). Cet exercice était pour lui une épreuve terrible car inconnue de lui (comme ” jumeau”, il vivait dans l’univers du ” même”). Mais c’est par là qu’il fallait passer pour pouvoir, enfin, aborder son frère comme autre c-à-d dans le respect de son altérité [4] et sans esprit de rivalité. L’affrontement –religieux- à l’Autre l’y a aidé, l’a rendu possible. Ce parallélisme entre les deux affrontements est clairement explicité par Jacob lui-même : ” J’ai affronté ta présence comme j’ai affronté celle de Dieu” (33,10).
La suite du récit (33,12-17) où Jacob se sépare d’Esaü en partant dans une autre direction est habituellement interprétée comme une persistance de la méfiance. On pourrait plutôt y voir le fait que, désormais, les personnalités de chacun sont affirmées, les altérités reconnues, le lien gémellaire coupé, l’univers du ” même” positivement rompu et que, donc, un avenir est possible pour chacun.

GENESE 37 – 48:
JOSEPH ET SES FRERES

“Comment pourrais-je remonter chez mon père sans que l’enfant soit avec moi”?

Cet ensemble constitue un petit roman, une ” nouvelle” à l’intérieur du livre de la Genèse. On connaît l’histoire de ce Joseph, onzième (et avant-dernier) fils de Jacob mais son préféré (parce que premier fils de sa première femme longtemps stérile, également sa préférée) ayant eu un songe prémonitoire de sa supériorité. Ses frères en conçurent de la jalousie, projetèrent de le faire mourir mais, à l’intervention de Ruben (premier fils de Jacob) d’une part et de Juda (quatrième fils), ils finirent par le vendre. Par une suite de circonstances, Joseph devint un personnage important d’Egypte, contribuant à la prospérité de ce pays. De leur côté, poussés par la famine sévissant en Canaan, les fils de Jacob sont contraints d’aller chercher de l’aide en Egypte, en fait chez leur frère Joseph. Il ne se laisse pas immédiatement reconnaître et, par une suite de pressions (suspicion de vol, frère gardé en otage, obligation d’aller chercher le douzième enfant puîné), il finit par leur faire faire, par rapport à leur dernier frère Benjamin (” substitut” de Joseph pour Jacob) un acte de solidarité totale (Ruben d’une part, Juda d’autre part se portant garant envers lui), inverse de l’acte de jalousie dont il avait été victime. Cet engagement envers le dernier et le plus faible des frères, le plus précieux aux yeux du père, débloque la situation et apporte le salut.

En prenant la violence comme clé de lecture de ce texte, on constate que c’est à nouveau la jalousie qui est mise en scène comme conduisant à l’intention de meurtre. Cependant, l’intention n’est pas exécutée, un dérivatif est trouvé.
Par un processus qui leur échappe entièrement, c’est ce dérivatif qui va permettre à tous de rester en vie (Joseph, par sa vie en Egypte ; ses frères, en étant sauvés de la famine grâce à Joseph). Un aspect de ce processus est constitué par une conversion intérieure : mis devant les conditions de Joseph, Ruben, qui était le premier à avoir dit : ” N’attentons pas à sa vie. Ne répandez pas le sang” (37,21), est encore le premier à faire le lien avec leur faute : ” Ne vous avais-je pas dit de ne pas commettre de faute contre l’enfant” (42,22). Il est encore le premier à se porter garant vis-à-vis de son père par rapport à Benjamin : ” Tu mettras mes deux fils à mort si je ne te le ramène pas” (42,37). Juda fait une démarche parallèle (note 1), vis-à-vis de son père d’une part (43,8) et vis-à-vis de l’intendant du Pharaon (Joseph) d’autre part (44,18-34).
Il termine son plaidoyer par cette admirable phrase, clé de la conversion intérieure par rapport à la violence : ” Comment pourrais-je remonter chez mon père sans que l’enfant soit avec moi ?”. Il suffit, en effet, de voir en Juda n’importe quel humain, de voir Dieu le Père dans le père et dans l’enfant (Benjamin), tout enfant, tout être fragile, tout ce qu’il y a de fragile et précieux en chaque homme pour comprendre quelle démarche intérieure nous est demander. Par ailleurs, le ” dérivatif” peut évidemment être lu comme ” dérivation par la religion” (le ” sacrifice rituel” remplaçant le sacrifice réel). Les douze fils de Jacob étant ainsi réunis sains et saufs et ceux-ci étant les ancêtres éponymes des douze tribus d’Israël, il s’avère que cette démarche est fondatrice de toute l’histoire du Peuple de Dieu qui n’est que l’archétype de notre histoire à chacun de nous.

GENESE 49,5-7:
SIMEON ET LEVI

“Maudite leur colère pour sa rigueur, maudite leur fureur pour sa dureté”

A la veille de mourir, Jacob réunit ses 12 fils, symbolisant l’unité théorique des douze tribus d’Israël par une filiation à un même père, pour leur adresser un dernier message. La ” bénédiction” d’un père à ses fils est un genre littéraire permettant de dresser le portrait autant qu’une appréciation de chacun (Gn.49 ou Bénédictions de Moïse en Deut.33 ou Juges 5). Les portraits sont tout en différences et les jugements parfois sévères.

La désapprobation des actes de Siméon et Lévi nous intéresse particulièrement car elle concerne des actes de violence. Ceux-ci avaient été relatés plus haut (Gn.34 ) : Siméon et Lévi avaient décidé de venger la honte infligée à leur sœur Dina. Celle-ci avait été violée mais le violeur aimait réellement la femme en question, la demanda officiellement en mariage et un accord était intervenu à ce sujet. Le récit de la vengeance est parfaitement invraisemblable (deux personnes seules mettant à sac toute une ville et massacrant tout le monde). La réalité historique sous-jacente est sans doute une tentative infructueuse de la part des tribus de Siméon et Lévi de s’emparer de villes sichémites. Siméon et Lévi se croyaient dans leur bon droit ; ils se croyaient même obligés de venger leur sœur au nom de la coutume. Il est intéressant de constater que c’est précisément ce principe de la vengeance de sang, de la vendetta familiale, privée, qui est condamné ici (à une époque que l’auteur biblique fait remonter à environ 1200 avant notre ère !) [5]. La convention écrite, la loi, l’emporte désormais sur le désir de vengeance personnel.

La personnalité et la place de Siméon et Lévi dans l’histoire d’Israël ont aussi sans doute quelque chose à nous apprendre. Siméon était le second fils de Jacob avec Léa. Celle-ci donna quatre fils à Jacob (Ruben, Siméon, Lévi et Juda) mais n’était pas sa femme préférée. La naissance du premier ne changea pas la situation. A la naissance du second, elle s’écria : ” Yahvé a entendu que j’étais délaissée…” (Gn.29,33) [6]. Siméon est donc le signe de l’impression de délaissement. Se dévoile ainsi un des mécanismes de naissance de la violence comme réponse au mépris, à l’indifférence. Historiquement, la tribu de Siméon sera absorbée par celle de Juda.
Lévi fut le troisième fils, provoquant l’espérance de Léa : ” Cette fois, mon mari s’attachera à moi…” [7], espérance déçue. Lévi sera donc porteur de la même violence. Historiquement, la tribu de Lévi n’aura pas de territoire attribué et vivra dans la pauvreté mais elle devint la tribu sacerdotale [8]. Même selon son étymologie latine, le rôle de la religion est d’être ” reliance” avec Dieu (reliance déçue, diront certains…), de rechercher cet attachement à Dieu. Il est cependant inquiétant de constater que le ” lien religieux” aurait une violence comme fondement (ce qui est parfaitement cohérent avec les théories de René Girard). L’enjeu de la religion ne serait-il pas de sublimer la violence réelle en violence rituelle pour déboucher sur la non-violence dans la réalité… ?

GENESE 49,27:
BENJAMIN

“…un loup rapace dévorant sa proie dès le matin, triant les dépouilles jusqu’au soir”

L’histoire de Joseph (Gn.37-48) nous a laissé une tendre image de Benjamin. Douzième et dernier fils de Jacob, fils de sa vieillesse (comme Isaac pour Abraham), deuxième et dernier fils inespéré d’avec Rachel sa femme préférée (si longtemps stérile), double de Joseph parce que né comme lui de Rachel mais après sa disparition, enfant chéri que Jacob eut tant de peine à laisser partir, il incarnait la tendresse aimante d’un père. Ne l’avait-il pas appelé ” Benjamin” c-à-d ” fils de la droite” c-à-d ” fils du bonheur”. C’est aussi envers lui que les frères furent obligés de faire un acte de solidarité totale (inverse de la dénégation totale à laquelle ils avaient voué Joseph) pour s’assurer leur survie. Il fut donc l’enjeu du salut d’Israël.

Tout autre est l’image historique donnée par la ” descendance” de Benjamin à laquelle fait allusion cette ” bénédiction” de Jacob (composée en fonction de ces données historiques). La tribu benjaminite s’illustra en effet comme tribu belliqueuse, violente et sans scrupule (Juges 3,12-30 ; 19-21 ; 1Samuel 9-15 ; 22,6-19) à une époque située au 11°siècle (alors que la bénédiction de Jacob serait à situer vers le 18°s). La violence de (la tribu de) Benjamin était donc dévorante, insatiable. N’est-ce pas le cas de toute violence ?

Le salut d’Israël allait-il passé par là? Précisément, non. Malgré la faveur dont la lignée Jacob-Joseph-Benjamin semblait entourée, ce n’est finalement pas elle qui assurera la suite de l’histoire d’Israël. La royauté de Saül (un benjaminite) fut un échec (1Samuel). C’est David qui prit la relève c-à-d un descendant de Juda (1Chron.2,3-17). Du point de vue de ” l’histoire sainte” (ou de la sainteté de l’histoire), Jacob s’était trop attaché à sa descendance humaine, Joseph s’était laissé absorber par sa réussite matérielle en Egypte, Benjamin s’était laissé dévorer par la violence. Celui qui était le ” fils du bonheur” pour Jacob était -on l’a volontairement oublié- le ” fils de la douleur” (Ben-Oni) pour celle qui l’avait enfanté (Gn.35,18). Est-ce pour avoir occulté cette douleur originaire que cette descendance en a tant répandu autour d’elle?

Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse – (encart 1)

LES MYTHES RELIGIEUX FONDATEURS ET LA VIOLENCE
L’anthropologie religieuse de René Girard

L’anthropologue franco-américain contemporain René Girard (note 1) estime qu’il n’y a pas de société sans mythes de violence. Les mythes de violence seraient la trace de violences bien réelles qui auraient été ” sublimées”, dans les meilleurs des cas, sous forme d’expression verbale, de rite ou de prohibition.
L’origine de la violence dans les sociétés serait le désir mimétique : chacun désire la même chose, non pas parce que cette chose serait rare ou précieuse ou parce qu’il en aurait spécialement besoin mais parce qu’elle est désirée par un autre. C’est l’autre qui désigne telle chose comme désirable et qui engendre donc une rivalité mimétique, dégénérant en violence généralisée, aveugle et suicidaire. Les sociétés les plus sages (les seules sans doute à avoir survécues) ont évité ce massacre en désignant parmi elles une victime émissaire. Son rôle était de concentrer en elle toute la violence collective du désir mimétique pour l’expulser du groupe social afin que celui-ci retrouve sa paix. Il fallait que la victime soit innocente et choisie arbitrairement puisque, pour être efficace, il fallait qu’il n’y ait pas d’autres raisons de s’en prendre à cette victime que de servir à cette expulsion ou alors la seule ” faute” devait être de présenter des signes victimaires (tout type d’ ” anormalité” ou de spécificité, sans lien objectif avec une quelconque culpabilité réelle). Le sacrifice (violent) permettait ainsi de dépasser une situation de violence généralisée. L’étape suivante consistait à évoluer vers des formes de plus en plus symbolisées de sacrifice mais restant efficaces. L’enjeu du religieux serait ainsi de dépasser la violence réelle par la violence symbolique. Une religion ne faisant pas de place à la violence serait une religion ” inefficace”.

Note 1: Bibliographie:
– Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961
– La violence et le sacré, Grasset, 1972
– Critique dans un souterrain, 1976, rééd. Livre de Poche, Biblio-Essais
– Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978, rééd.idem
– Le bouc émissaire, 1982, rééd.idem
– La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985
– Quand ces choses commenceront, Arléa, Paris 1994
– J’ai vu Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999
– Celui par qui le scandale arrive, DDB, Paris, 2001
– La voix méconnue du réel, Grasset, Paris, 2002

Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse – (encart 2)

L’ALLIANCE COMME THEME THEOLOGIQUE

Au départ d’un fait institutionnel très concret de la vie politique du Moyen-Orient antique, l’Alliance est devenue un thème théologique majeur dans les traditions juives et chrétiennes.
Les récits du ” Paradis terrestre” signifient que l’état idéal eût été que l’homme vive dans une harmonie naturelle avec Dieu et que cette harmonie aurait permis à l’homme de vivre dans la paix et le bonheur. Cette alliance naturelle rompue, il a fallu la remplacer par des alliances contractuelles, dûment et librement négociées entre l’homme et Dieu. L’hypothèse que l’homme n’ait pas envie de négocier ou de ” recevoir” une alliance avec Dieu est donc théologiquement ouverte. L’alliance se distingue de la pure soumission, même si les partenaires ne sont pas égaux. Elle porte sur des points précis, rendus publics et exigeant un assentiment réel. Elle est assortie de sanctions en cas de non-respect. Elle est, enfin, ” célébrée”.
Le sort de l’Alliance va constituer la grille de lecture de toute l’histoire biblique : Dieu va proposer une alliance à l’Homme (en trois ” étapes” : Noé, Abraham, Moïse) ; l’homme (le peuple juif, symbolisé par Moïse) va accepter mais ne va pas respecter les clauses de l’alliance ; Dieu va prendre des sanctions mais ne va jamais rompre son alliance ; la relation d’alliance va devenir une relation éducative.
Transposé au niveau des relations humaines, ce modèle peut se traduire comme suit : celui qui est ” dominant” dans la relation ne doit pas profiter de sa situation pour imposer sa loi ni exiger soumission ; les relations humaines doivent se régler ” par contrats”, dûment et librement négociés ; tous les humains étant égaux par rapport à Dieu, toutes les ” alliances humaines” devraient être des négociations entre égaux (en droit même s’ils ne le sont pas en fait) ; même en cas de non-respect, il faut avoir une approche éducative du ” contrat” (c-à-d ne pas sanctionner automatiquement, sans discernement, mais au contraire laisser place à la ” grâce”, au pardon).

BIBLIOGRAPHIE:
BUIS, La notion d’Alliance dans l’Ancien Testament, coll. Lectio divina 88, Cerf, Paris, 1976
JAUBERT, A., La notion d’Alliance dans le judaïsme, Seuil, Paris, 1963
RENAUD, B., L’Alliance, un mystère de miséricorde, coll. Lectio divina 169, Cerf, Paris, 1998

Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse – (encart 3)

CONTEXTE HISTORIQUE DE L’ÉPOQUE PATRIARCALE (19°-15°S. AVANT J-C)

Les Hébreux constituaient quelques tribus d’abord nomades puis semi-nomades, se déplaçant en bordure de régions agricoles, installant temporairement leurs tentes aux mêmes époques de l’année à peu près aux mêmes endroits, dans une région correspondant au Proche-Orient actuel (Jordanie, Israël, Neguev,…). Des circonstances particulières (famines,…) obligeaient à des transhumances plus lointaines (Egypte,…). Le droit de passage n’était pas contesté mais l’installation, même temporaire, devait être négociée à moins qu’on ne parvienne à s’imposer par la force. Le droit d’usage des puits n’était pas non plus contesté mais ceux-ci restaient la ” propriété” du clan qui les avait creusés. Les tribus connaissaient une structure clanique (autorité patriarcale) primitive bien que des Etats organisés existaient déjà (Egypte, Babylone,…). Chaque tribu vivait de manière très indépendante.

Violence, guerre et paix dans la Bible – Genèse – (encart 4)

VIOLENCES, GUERRE ET PAIX À L’ÉPOQUE PATRIARCALE

Cette époque (1800 à 1400 avant Jésus-Christ) ne connaît pas vraiment de guerre au sens d’une institution organisée par des Etats constitués dans le cadre d’une visée politique ou économique prédéfinie mais beaucoup de violences.
Il n’y a pas non plus de guerriers au sens de personnes formées à cet effet, constituées en corps social distinct et dont la guerre soit l’occupation spécialisée ou exclusive mais tout mâle valide et en âge de porter une arme en porte en permanence et est mobilisable à tout moment dans le cadre d’une ” bande” (correspondant à un clan) et sous la direction d’un chef de bande, en vue de défendre le clan ou d’attaquer un objectif immédiat et limité ayant eu l’assentiment des chefs de famille.
Mais il n’y a donc pas non plus de paix. Tout clan étranger est a priori ennemi sauf s’il ne devient explicitement ami (cependant, l’étranger isolé ou en petit nombre n’est jamais ennemi mais au contraire ” hôte” dans la mesure où il ne représente pas une menace par son nombre). Toute situation peut dégénérer en conflit. Les droits se conquièrent et se défendent. Le traité d’alliance est la seule manière de sortir de cette situation. Il se négocie au cas par cas, il est très lié aux personnes et doit se renouveler dès que les circonstances changent. Les ruptures d’alliance sont nombreuses. Par contre, il semble qu’il y ait peu de violences privées. A une insécurité externe très forte correspondait une sécurité interne tout aussi forte.
Il est difficile de dire s’il y a eu réflexion sur la violence à l’époque patriarcale même. Les traditions qui ont été transmises l’ont été dans le cadre du récit épique. Ce à quoi nous avons accès, c’est la réflexion que ” le Yahviste” et ” l’Elohiste” (deux mouvements théologiques de l’époque royale (9°s.), principaux ” auteurs” de la Genèse (avec retravail par le ” Sacerdotal” (5°s.)) ont situé à l’époque patriarcale. Leur réflexion est que la violence est originaire et est en relation avec la rupture du lien entre l’Homme et Dieu. La violence est également posée, non plus seulement comme un fait (encore tendance du Yahviste) mais comme catégorie morale (tendance de l’Elohiste).

(0) En fait, étant jumeaux, leur relation apparaît comme la plus égalitaire possible (l’un est simplement ” sorti” avant l’autre, Jacob ” tenant Esaü par le talon”). Il n’en est rien. Les institutions humaines (droit d’aînesse) et les passions (préférence de Rebecca pour Jacob) parviendront à en faire une relation inégalitaire et, par la ruse, à l’inverser au profit de Jacob.
(1) Depuis le règne de David (cf.2Sam.8,14) jusqu’à Joram (vers 840, cf.2Rois 8,20). Ceci expliquerait d’ailleurs l’ajoute plus tardive ” mais quand tu essaieras de te dégager, tu biseras le joug de dessus ton corps”, correspondant à cette situation nouvelle.
(2) La langue hébraïque ne connaissant pas les conjonctions de subordination, le conjonction de coordination ” waw” recouvre plusieurs valeurs et particulièrement la valeur consécutive.
(3) Les interprétations exégétiques habituelles sont toutes spiritualisantes et ne sont ici d’aucun secours. Voir par contre les remarques suggestives de R.BARTHES, La lutte avec l’ange, in Analyse structurale et exégèse biblique, Delachaux et Niestlé, Genève, 1971; et James G.WILLIAMS, The Bible, Violence & the Sacred, Harper, San Francisco, 1992, pp.46-54.
(4) Si l’on voulait exploiter la géographie du récit (et au prix de quelques jeux de mots), on pourrait dire que Jacob, en se situant sur la rive du Yabbok, se définit enfin honnêtement en ” rival” de son frère et qu’il s’agit maintenant de le réaborder comme on aborde à un rivage. L’abord peut être pacifique mais la violence n’est pas loin comme n’est pas loin, en français, l’expression ” à l’abordage !” de l’expression ” aborder quelqu’un”.
(5) …alors que certaines cultures entretiennent encore ce principe de nos jours!
(6) ” Yahvé a entendu” est le sens étymologique de ” Siméon”
(7) ” Lévi” signifie ” relié”, ” attaché”
(8) Classe sacerdotale ancienne (Deut.33,8), rurale ; elle sera vite ” déclassée” par le clergé urbain du Temple de Jérusalem et devint une classe de ” servants” du Temple.

Bibliografie

BIBLIOGRAPHIE GENERALE

Article GUERRE (milhamah, polemos, War, Krieg)
In Dict.de la Bible, 3/1, col. 361-366.
Theol. Wörter. z. A.T.,4, col. 914-926.
Theol. Wörter. z. N.T.,6, col. 501-515.
Dict. encycl. de la Bible, p. 546.
Anchor Bible Dict., 6, pp. 867-875.

Article PAIX (shalom, eirènè, Peace, Frieden)
In Dict. de la Bible, 4/2, col.1960-61.
Theol. Wörter. z. A.T., 3, col.12-46.
Theol. Wörter. z. N.T., 2, col.398-418.

Von Rad, Der Heilige Krieg im Alten Israël, Zürich, 1951.

Kang, S-M, Divine War in the Old Testament and in the Ancient Near East, BZAW 177, De Gruyter, Berlin, 1989.

Niditch, S., War in the hebrew Bible, Oxford Univ. Press, Oxford, 1993.

Williams, J.G., The Bible, Violence & the Sacred, Harper, San Francisco, 1992.

De Vaux, Institutions militaires in Les institutions de l’A.T., Cerf, Paris, 1967, pp. 9-86 (avec bibliographie à jour 1966, pp. 431-437).

Craigie, P.C., The Problem of War in the Old Testament, Michigan, 1981.

Miller, The divine Warrior in Early Israël, HSM 5, Cambridge (Mass.), 1973.

Stolz, F., Jahwes und Israëls Kriege, ATANT 60, Zürich, 1972.

Van der Lingen, A., Les guerres de Yahwe, Lectio Divina 139, Cerf, Paris.

* * *

Molamat, A., Conquest of Canaan : Israelite Conduct of War according to Biblical Tradition, in Revue internationale d’Histoire Militaire 42(1979), pp. 25-52.

Caquot, La guerre dans l’ancien Israêl, in Rev.Et.juives 224(1965), pp. 257-269.

De Pury, La guerre sainte israélite: réalité historique ou fiction littéraire, in Etudes Théol.et religieuses 56(1981), pp. 5-38.

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