Les critères de la guerre juste et les nouveaux conflits

Les critères de la guerre juste et les nouveaux conflits

L’auteur discute la signification des critères de la guerre juste; aussi dans le cadre des nouveaux conflits.

 

Selis Claude

L’émergence du concept

On pourrait d’abord s’étonner de l’existence même d’un concept de ” guerre juste” en théologie chrétienne par rapport à l’idéal de non-violence des Evangiles [0]. Et en effet, les premiers auteurs chrétiens s’en sont tenus à ce principe de non-violence [1], préférant le martyre à la résistance armée. On sait que c’est avec St Augustin que le concept de guerre juste est entré en théologie [2]. Le raisonnement est le suivant. La cité terrestre n’est pas une fin en soi ; elle n’est que la préparation à la cité céleste. Une société perturbée, désordonnée, déchirée ne saurait être une bonne préparation. L’homme spirituel ne peut se développer que dans une société ” tranquille” où règne la justice, l’ordre et la paix. Ces valeurs sont cependant fragiles [3]. Elles doivent donc être défendues. Ainsi, l’usage de la force se justifie pour la défense de la justice et de l’ordre sans lesquels aucune vie sociale n’est possible, le but étant bien sûr de retrouver la paix. La non-violence qui serait favorable à une situation d’injustice ne serait pas un bien. La justice devient, chez St Augustin, un critère supérieur à celui de non-violence. Le premier devoir de la cité terrestre est d’assurer la justice, la paix en sera la fruit.
Le concept de ” guerre juste” n’est pas propre à St Augustin ; lui-même le reprend à Cicéron [4] mais en lui donnant une justification théologique. Il faut savoir que, dans la mentalité romaine de l’époque, était considérée comme ” juste” toute guerre se justifiant par les intérêts supérieurs de Rome et ouverte selon certaines règles [5].
La conception cicéronienne, toute théorique, était déjà un grand pas en avant du fait qu’il situait la justice de la guerre non plus par rapport à la raison politique d’un Etat particulier mais par rapport à un impératif moral touchant le genre humain, impératif auquel l’Etat lui-même devait se soumettre. Par ailleurs, dans sa campagne des Gaules, un Jules César dit s’être donné certains principes de ius in bello : celui d’éviter les cruautés inutiles et celui de ne nuire qu’à l’ennemi [6].

Les invasions germaniques et l’organisation féodale qui en sera la conséquence ne laisseront pas beaucoup de place à la réflexion de philosophie politique. Seuls quelques relais assureront la transmission du concept augustinien : Isidore de Séville (7°s.) [7], le pape Nicolas I° (9°s.) [8], l’évêque Rufin (11°s.) [9], Yves de Chartres [10] et Abélard (au 12°s) [11]. Il reprend place et fait l’objet de développements chez Gratien, ce canoniste du milieu du 12°s. [12]. Trois causes de guerre sont admises : le refoulement des ennemis au-delà des frontières, la récupération des biens et la vengeance des injustices. La guerre offensive est nettement distinguée de la guerre défensive. Défendre ses alliés est un devoir. Le seul but de la guerre doit être de faire respecter ou de rétablir la justice violée entre Etats, à défaut d’une instance juridique comme pour les conflits privés.

La formulation de critères

C’est avec Thomas d’Aquin (13°s.) qu’une certaine systématisation se met en place [13] mais de manière encore limitée et dans un contexte biaisé. Le sujet n’occupe qu’une place infime dans son œuvre (deux-trois pages sur plusieurs milliers). Il est traité dans la section consacrée à la Charité et non dans celle consacrée à la Justice ! Il l’est comme une question de conscience privée et non de philosophie politique. Sur les quatre articles qui forment la Question 40, deux sont tout à fait mineurs et témoignent d’une non compréhension politique du problème. Malgré son ascendance (Thomas d’Aquin est le petit-neveu de Frédéric II Barberousse !), les engagements politiques de sa famille (Lombards étant descendu à Naples pour y défendre les intérêts de l’Empire), sa position de professeur célèbre (il fut, à ce titre, l’invité de saint Louis) et le contexte belliqueux de l’époque (outre les guerres locales, déjà deux siècles de Croisades), Thomas a l’air bien étranger à ce qui se passe. Cependant, ce qu’il va en dire, en référence à Augustin et largement redevable à Gratien, se révèlera tout à fait pertinent (et se situe à l’antipode des idéologies belliqueuses des Croisades [14]!). C’est dans le premier article que trois critères sont clairement avancés:
– seule une autorité légitime peut valablement déclarer une guerre. Cette clause vise à disqualifier d’avance toutes les ” guerres privées”, lancées par des petits seigneurs féodaux (et a fortiori des chefs séditieux). Elle suppose une autorité pleine (indépendance réelle de la nation concernée). En effet, aussi longtemps qu’il y a une autorité supérieure (l’empereur par rapport à des princes ou des vassaux), le conflit devrait se régler par arbitrage interne à l’entité politique concernée.
– elle ne peut être déclarée que pour une cause juste, se limitant, en fait, à réparer une injustice caractérisée (intentionnelle, clairement imputable, objective et d’une certaine gravité), à se défendre contre une injuste agression et non, par exemple, à vouloir réaliser une utopie.
– elle doit s’en tenir à son intention droite, se limitant donc au retour à la paix dans la justice et non à assouvir une vengeance ni à rechercher des avantages matériels connexes.

La nouveauté de Thomas d’Aquin dans le traitement du concept de guerre juste n’est pas directement perceptible dans ce court texte mais elle est réelle et majeure quand on prend en considération l’ensemble de son œuvre. En effet, pour Thomas, la réflexion sur la guerre n’intervient plus dans le contexte d’une infériorisation de la cité terrestre par rapport à la cité céleste et où la paix ne serait qu’un moyen ou une condition pour permettre l’élévation de l’homme vers la cité céleste ; elle intervient dans le cadre d’une autonomisation de la Chose Publique (sous réserve que le pouvoir politique se soumette au Droit Naturel et soit ordonné au bien commun). Les guerres, comme aucune autre forme de mal, ne relèvent jamais de la volonté divine ; elles résultent de la liberté, de l’autonomie humaine (au risque de ses conséquences malheureuses). Il dépend donc de la volonté humaine de les éviter et, si elle ne le peut, de les maîtriser. Le concept est donc totalement sécularisé.

En ce même 13°s., la ” théorie” de la guerre juste va s’enrichir d’un quatrième critère explicite : celui de proportionnalité. Ce sera l’apport d’un autre dominicain, canoniste celui-là, Raymond de Pennafort [15]. Le principe est de ne pas commettre un tort plus grand que le dommage à réparer et donc de ne pas laisser libre cours à une vengeance aveugle ni de profiter de l’occasion pour assouvir d’autres ambitions. Il s’agit en quelque sorte d’une conséquence du critère de l’intention droite. Le principe de proportionnalité ne constitue pas pour autant un droit à faire autant de tort que l’agresseur n’en a causé mais d’une limite, la plus basse possible (pas de torts inutiles par rapport au but autorisé et donc pas non plus de brigandage ou pillage commis par la soldatesque). Ce ” principe de nécessité” aurait pu former un critère à part entière [16]. Il sera de fait repris dans les Conventions de Genève et de La Haye au 19°s. Remarquons qu’avec le critère de proportionnalité, on glissait déjà dans le ius in bello (droit dans la guerre), alors que les trois critères de St Thomas s’en tenaient strictement au ius ad bellum (droit à la guerre). L’orientation de Raymond de Pennafort est caractéristique du souci d’un ” confesseur”. On y trouvera pas de philosophie politique.

La formulation en une théorie politique

Ces critères furent repris en une synthèse cohérente et à visée politique par Vittoria [17] au 16°s. dans un contexte bien différent. La polémique faisait rage en Espagne autour de la conquête du Nouveau Monde et des exactions contre les Indiens. La parole des théologiens et canonistes intervenait dans le débat public et touchait directement les Princes (ainsi la célèbre controverse de Vallodolid, organisée en 1550-51, par Charles-Quint lui-même). Certains déniaient aux Indiens la qualité d’humains (ainsi, Sepulveda). D’autres (dont Batholomée de las Casas, confrère direct de Vittoria) les défendaient. La reprise des critères de St Thomas sonnait comme une désapprobation de l’intervention espagnole dans le Nouveau Monde : les Indiens n’avaient fait aucun tort à l’Espagne et l’appât de l’or n’était certes pas une intention droite ! Par contre, dans le contexte de la guerre avec la France de François I, ces critères pouvaient servir de guide et de justification.
Bien qu’implicite (ou même explicite) chez les théologiens et canonistes antérieurs (ainsi que une institution comme la ” Paix de Dieu”), Vittoria développe particulièrement un quatrième critère,
– le principe de discrimination : il s’agit de distinguer entre civils et combattants et de ne s’en prendre qu’aux combattants (critère in bello) [18]. La doctrine n’a pas toujours été claire au 16°s. : parfois la distinction se fait plutôt entre ” innocents” (innocentes) et ” coupables” (nocentes). La catégorie des ” innocents” est parfois réduite aux seuls enfants, femmes et clergé. A l’inverse, la catégorie des ” nocentes” s’étend parfois à toute la population ennemie ou au moins à toute la population en âge de porter les armes (même s’ils ne combattent pas). Il est intéressant de remarquer que, chez Vittoria, la distinction militaire / civil efface tous les autres types de discrimination (sur base de race, langue ou religion). De même, au niveau d’un Etat, le fait qu’il relève d’une autre race ou religion (Indien ou Turc par exemple), n’enlève rien à sa légitimité.

Par ailleurs, dans son commentaire du second critère thomiste (cause juste), Vittoria en élargit le champ : il ne s’agit plus seulement de guerre strictement défensive (se défendre soi-même contre une injustice grave) mais éventuellement de guerre ” vindicative” (chaque fois que le ” Droit des Gens” est bafoué et, ce, même par un Etat non directement victime). La guerre devient, chez Vittoria, l’instrument de la réalisation du Droit au niveau international, étant entendu que la guerre devrait se limiter à cette seule fonction et ne devrait plus servir de moyen habituel pour régler les conflits.
Autant la nouveauté chez Thomas était la sécularisation de la politique (héritage que Vittoria reprend avec force), autant la nouveauté du maître de Salamanque est son internationalisation. La seule autorité légitime serait une autorité supra-nationale ou sur-étatique (et Vittoria dénie expressément à la papauté de pouvoir jouer ce rôle) parce que tout le genre humain, par dessus les différences de race, de langue, de culture, de religion, de territoire, ne forment qu’une communauté (” communitas orbis”). De cette unité fondamentale du genre humain découle des droits fondamentaux, relevant du Droit Naturel dont le Droit des Gens est l’application concrète. A défaut d’instance politique, c’est donc le Droit Naturel qui est cette autorité. Un Etat qui , avec une intention droite (!), prend à cœur la défense du Droit des Gens, peut donc intervenir contre des Etats délinquants. L’existence d’une pluralité d’Etats n’est pas en cause (au contraire, ils sont une émanation du Droit des Gens); ces Etats sont simplement subordonnés au Bien Commun de l’humanité entière et donc au Droit Naturel.
A la différence de Thomas également, qui avait posé le problème de la guerre juste en termes de morale privée [19], Vittoria le pose –à son juste niveau- en termes politiques de relations internationales. Le traitement en termes de péché personnel n’est cependant pas absent chez Vittoria. Il est adéquatement situé au niveau de l’implication personnelle. En cas de guerre manifestement injuste, tout le monde, même le simple soldat, a le devoir de refuser [20] sous peine de péché. En cas de doute, le simple soldat est dégagé de toute responsabilité mais non les chefs qui ont le devoir de s’enquérir sur la justesse de la guerre. Le souverain n’a aucune excuse. Il ne peut juger seul mais doit demander conseil. En cas de doute, il ne peut engager la guerre. Pour Cajetan [21] également, il fallait que la cause soit sûre (anti-probabilisme).

Avec Suarez [22], ce sont encore deux critères qui vont s’ajouter à la liste traditionnelle des critères de la guerre juste, celui de
– chance raisonnable de succès (note 24), suivant lequel il est inutile d’engager des vies humaines tant amies qu’ennemies en pure perte.
– dernier recours , c-à-d si l’injustice ne peut être réparée autrement, si tous les autres moyens –non-violents- ont été tentés et épuisés sans succès (note 25)

CRITERES DE LA GUERRE JUSTE

ad bellum :

* cause juste (St Thomas)
* intention droite (St Thomas)
* autorité légitime (St Thomas)
* dernier recours (Suarez)
* chance raisonnable de succès (Suarez)

in bello :

* proportionnalité (Raymond de Pennafort)
* discrimination (Vittoria)

L’apparition des Etats-Nations

La faiblesse des critères de la guerre juste, c’est que chaque Etat trouvera toujours des sophistes de cour pour démontrer que ” sa” guerre est juste. Elle sera donc juste des deux côtés à la fois ! Dans un contexte d’émergence des Etats-Nations, défini sur base de particularités (race, territoire, langue, histoire commune, religion,…) [25] – à l’inverse de la perspective internationaliste- c’était la faillite et l’abandon du concept. Chaque Etat s’estimera indépendant, autonome, inviolable, maître absolu à l’intérieur de ses frontières. Chaque Etat se comportera comme un individu, tous les autres étant considérés comme ennemis ou au moins concurrents, dans un espèce de darwinisme politique avant la lettre. C’est le concept de ” raison d’Etat” (expression lancée par Botero* en 1583) qui l’emportera désormais et servira de justification à tout. La décision de l’Etat (correspondant au premier critère thomiste) sera considéré comme critère suffisant. Les ” guerres nationales”, engendrées par cet état d’esprit, furent, depuis le 17°s., nombreuses, longues, massives, destructrices et cruelles, bien plus que celles du Moyen-Age.
Il est assez significatif que le traité de Grotius du Droit de la guerre et de la paix (1625), le premier dans ce nouveau contexte, alors qu’il s’inspire largement de Vittoria pour élaborer son Droit des Gens, ne reprend plus la réflexion sur les critères de la guerre juste ! Considéré par les manuels d’histoire du Droit comme un progrès décisif dans la définition des Droits de l’Homme, ce traité témoigne en un sens d’une grande débâcle: il n’y a plus qu’à essayer de défendre un minimum de droits aux personnes individuelles prises au piège des conflits entre leurs Etats respectifs. Pufendorf (1632-1694), son disciple Wolff (1679-1754) et Vattel (1714-1767) continuèrent dans cette voie et formèrent l’école dite ” du Droit de la Nature et des Gens” dominante tout au long des 17° et 18°s. Les Nations avaient abandonné définitivement l’idée de ” guerre juste”.

L’Eglise catholique [26] en maintenait l’enseignement mais de manière purement formelle et répétitive. Les Eglises réformées devinrent largement des Eglises nationales, se ralliant à l’idée que la raison d’Etat est un critère suffisant . Même dans l’Eglise catholique se manifestèrent des courants nationalisants (la gallicanisme en France, le joséphisme en Autriche,…), âprement combattus. A cause de cela peut-être, et après avoir essayé de ” coloniser” de l’intérieur les Etats de tradition catholique au 17° et 18°s. [27], la méfiance de l’Eglise catholique à l’égard des Etats-Nations s’est renforcée tout au long du 19°s [28]. Si donc l’Eglise catholique resta de sensibilité supra-nationale, ce fut surtout par réflexe d’auto-défense institutionnelle. Le seul théologien-canoniste qui renouvela quelque peu la théorie de la guerre juste en ce 19°s. fut Taparelli d’Azeglio (1793-1862) [29]. Il préconisait le recours à l’arbitrage en cas de conflit entre Nations.
Non pas l’arbitrage pontifical comme l’avait entendu le Moyen-Age (idée reprise en ce 19°s. par le diplomate de Maistre [30]) mais arbitrage d’une instance internationale neutre et indépendante. Il n’y aurait plus, comme juste guerre, que des opérations de police internationale sous cette Autorité (cette idée a été avancée en 1843 !). Son œuvre est restée totalement ignorée des Manuels de Droit International Public mais eut une influence directe déterminante sur la pensée politique des papes Benoît XV et Pie XI qui relayèrent l’idée dans leurs encycliques sociales.

La formulation d’un Droit International

En cette fin de 19°s., le ius in bello allait connaître des développements nouveaux [31]. Le premier acte en fut la Conférence de Bruxelles de 1874 [32], réunie à l’initiative du Tsar Alexandre II de Russie et comptant des délégations de 15 pays européens. La Déclaration qui en résulta contenait des dispositions sur des questions aussi importantes que l’occupation de guerre, la définition des combattants, les moyens licites de nuire à l’ennemi, les prisonniers de guerre, les blessés et les malades, les civils, les parlementaires, les capitulations et l’armistice, etc… Non ratifiée par les Etats, elle ne reçut pas d’application mais représentait une avancée juridique majeure. Le Tsar Nicolas II, successeur d’Alexandre, convoqua une nouvelle Conférence, cette fois à La Haye, en 1899, afin de donner une suite à la Déclaration de 1874 et de diminuer le risque de guerre par la réduction des armements. Elle réunit 26 gouvernements, mit au point la Convention I relative au règlement pacifique des différends ainsi que deux conventions sur le droit de la guerre, l’une sur terre (Convention II), l’autre sur mer (Convention III). Ces textes furent ratifiés. Le Tsar reprit encore l’initiative d’une Conférence à La Haye en 1907, réunissant cette fois 44 Etats en vue de réviser les Conventions de 1899 (ainsi la Convention IV de 1907 révise l’importante Convention II de 1899). Une troisième Conférence, prévue en 1914, ne put avoir lieu… L’ensemble de ces textes constituent le ” Droit de la Haye” concernant les acteurs de guerre (les militaires), encore complété depuis et toujours d’application actuellement.
Au sortir de la Guerre 14-18, c’est le monde politique qui lança l’idée d’une Société des Nations, se référant entre autres à Vittoria mais plutôt à Kant et autres philosophes des Lumières. Cette initiative souleva de grands espoirs et renouvela l’intérêt pour la problématique de la guerre juste dans le monde intellectuel catholique [33] mais ne fit l’objet que d’une déclaration polie de la part du pape Benoît XV [34], non par désaccord mais parce que l’Eglise avait été expressément exclue des débats par certains membres influents anticléricaux.
La Guerre de 40-45, du point de vue du ius ad bellum, ne laissait aucun doute : les pays envahis avaient tout le droit pour eux mais ce n’était qu’une bien maigre consolation. Du point de vue du ius in bello, du côté allemand, si l’armée régulière a été relativement respectueuse de celui-ci, elle a été dédoublée par des corps spéciaux (Gestapo, SS) dont le principe même était de ne pas le respecter. Du côté allié, il n’a pas non plus été respecté (bombardements aveugles et massifs de villes entières, contraires au principe de discrimination). Le pape Pie XII voulut rester le ” gardien des principes éternels d’humanité et de charité” [35] mais ne put être efficace.
Après la Guerre 1940-45, les Nations-Unies virent bien le jour mais sur une base ” contractualiste” entre Etats-Nations indépendants et souverains, ne correspondant donc pas au ” dépassement” supra-national préconisé par Vittoria. La Charte des Droits de l’Homme fut élaborée en 1948 et avalisée dans les années suivantes par les divers Etats. Ce fut la base d’un véritable Droit International général touchant l’humanité de l’homme. Mais c’est à Genève, sous l’égide de la Croix-Rouge, que fut signée en 1949 une Convention (précédée de diverses autres depuis 1864 et complétée encore par des Protocoles en 1977) concernant cette fois les victimes de guerre et constituant ce que l’on pourrait appeler un ” Droit de Genève”, ou ” Droit humanitaire”, renouant avec le ius gentium de Grotius.
Entretemps, du côté de l’Eglise, dans le contexte nouveau de la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest et sous la menace nucléaire, naissait la conviction que plus aucune guerre ne pourrait être juste puisque le critère de proportionnalité serait ou risquait d’être très vite dépassé. Les mouvements chrétiens de base optèrent pour le pacifisme [36], ce qui encouragea des intellectuels chrétiens à renouveler la réflexion sur la paix plutôt que sur les arguties de la guerre juste [37]. En 1963, le pape Jean XXIII publiait son encyclique Pacem in Terris où il n’est plus question de la guerre juste [38] mais de la paix par le développement. Dans le cadre des travaux du concile Vatican II, le premier texte préparatoire de la Constitution ” Gaudium et Spes” dit aussi Schéma XIII (traitant des rapports ” avec le monde de ce temps”) ne comportait pas de référence à la théorie de la guerre juste, pourtant encore classique dans les manuels de séminaires. En session, certains évêques voulurent l’y réintroduire. Le texte final (voté le 7 décembre 1965) ne retint pas cette demande [39]. On peut donc estimer qu’il s’agit d’un abandon conscient et volontaire de la part de l’Eglise. L’encyclique Populorum Progressio de Paul VI en 1967 confirma cette position. Pourtant, en 1992, dans le Catéchisme de l’Eglise catholique, rédigé à la demande du pape Jean-Paul II, la notion reparut [40] mais sans autre justification ni suites.

L’introduction du ‘droit d’ingérence humanitaire’

Le plus étonnant est de la voir réapparaître dans la littérature politique et même militaire et stratégique, surtout aux Etats-Unis, depuis les années ’90 [41]. Avant même l’effondrement de l’URSS mais déjà à la faveur de l’ère Gorbatchev, une certaine forme de ” droit d’ingérence” avait été reconnu officiellement (résolution 43/131 du 8/12/1988 de l’ONU). Cette expression est abusive. Jamais un Etat n’aurait signé une telle résolution outrepassant le sacro-saint principe de souveraineté nationale! Le propos de la résolution est donc bien plus modeste, il s’agit de ” faciliter l’accès des secours aux victimes de catastrophes naturelles et d’autres situations du même ordre”. Il est vrai aussi que l’essentiel résidait dans ces ” situations du même ordre” par lesquelles les concepteurs sous-entendaient les génocides caractérisés ou génocides déguisés (Soudan, Ethiopie, …). Normalement, cette aide devait être sollicitée par le gouvernement légitime (l’URSS y a fait appel en 1989 – le premier! – suite au tremblement de terre dans la R.S.S. d’Arménie). Une clause de la Résolution prévoyait qu’en cas de manquement, d’incapacité ou de mauvaise volonté de la part de l’autorité légitime, le Conseil de Sécurité pouvait être saisi par n’importe quel membre de l’ONU et prendre des initiatives, même si le principe restait celui de la négociation avec les autorités légitimes concernées. Le cas s’est présenté lors de la guerre civile en Bosnie (1992–1994) lorsque le gouvernement de Belgrade (toujours légitime) empêcha ou rendit difficile l’acheminement des biens vitaux aux populations prises au piège à Sarajevo et dans d’autres enclaves. L’ONU franchit un pas en prévoyant l’usage de la force pour exécuter sa résolution d’aide humanitaire, tout en prenant soin de définir strictement le mandat (zones et couloirs humanitaires) ainsi que les règles d’engagement. Il apparut que le mandat et les règles d’engagement étaient inadaptées à la situation et l’on se souvient du ridicule de situation dans lequel furent mis les contingents ONU. L’ONU avait fait la démonstration de sa faiblesse (l’échec en soi mais aussi lourdeur administrative). Les USA reprirent l’initiative, diplomatique d’une part (jusqu’à Rambouillet), militaire d’autres part, tout en s’assurant encore d’un aval onusien.
Les conditions étaient cependant réunies, du point de vue américain, pour ne plus prendre en haute considération les décisions onusiennes et d’en revenir à une logique décisionnelle américaine autonome. C’est dans ce contexte que les travaux sur la ” guerre juste” ont repris et qu’ils commençaient à être utilisés par les USA, en situation de super-puissance sans concurrence, afin de se donner elle-même une ligne de conduite (ou du moins une justification morale à usage des media, surtout sans doute par rapport à l’opinion publique occidentale). S’il s’agissait de se donner à soi-même une ligne de conduite comme Etat souverain, on peut dire que la Théorie de la Guerre Juste était utilisée à son juste niveau qui relève bien, de par ses origines, de l’ ” examen de conscience” ou, en termes plus profanes, d’une grille d’analyse pouvant aider à la décision politique de sagesse.

Le retour des guerres ethniques ‘privées’

Entretemps, et intimement lié à la fin de la logique des Blocs d’une part et à la faiblesse structurelle de nombreux Etats d’autre part, un nouveau type de conflit a pris de l’extension (en Afrique d’abord) où, face à des revendications ethniques, l’Etat lui-même se transformait en clan partisan (Liberia, Somalie, Sierra Leone, …). Il en résulta une dérégulation complète des conflits, aucune des parties en cause ne s’inquiétant encore d’une quelconque réglementation, dûment signée ou non, inconnue des clans qui ne désiraient de tout façon pas s’en encombrer, ceci allant de pair avec le caractère déprofessionnalisé de ces bandes armées et la transformation très rapide des armées régulières en bandes armées tout aussi anarchiques. Structurellement, il ne s’agissait plus de conflits entre des Etats constitués ni même entre un Etat et une rébellion armée mais bien de conflits privés entre chefs rebelles.
Dans ce contexte, le scrupule moral d’une justification par une Doctrine de la Guerre Juste n’avait aucune place, pas plus qu’un ” Droit de La Haye” ni d’un ” Droit de Genève” si patiemment mis au point durant plus d’un siècle. La Puissance (l’ONU ou autre) qui voulait s’interposer entre ces parties se trouvait dans une situation dissymétrique : elle se devait de respecter ces Conventions de manière unilatérale (pour ne pas entrer en contradiction avec les valeurs humanitaires au nom desquelles elle entrait en scène), ce qui constituait un avantage stratégique pour ces parties irrégulières agissant sans aucune entrave. Cette dissymétrie de type juridique s’avérait donc défavorable à des troupes régulières. Par contre, ces troupes régulières pouvaient compter sur des moyens techniques (communication, observation, armement, soins, …) constituant une dissymétrie de type militaire qui lui était largement avantageuse. La parade pour les bandes armées irrégulières pouvait être de deux sortes, soit l’évitement, soit les techniques de résistances (maquis, sabotage, harcèlement, tireur isolé, …). L’une d’entre elles (l’attentat suicide) n’était pas nouvelle mais a pris une extension particulière dans ces conflits dissymétriques. Cette méthode sacrificielle a une efficacité tactique relativement ou tout à fait limitée mais a des effets sociaux hors-mesure (empoisonnement généralisé de toutes les relations sociales, coûts sécuritaires colossaux, climat de terreur, …). Ces techniques de maquisards (attentats, enlèvements, extorsion de fonds sous la menace et autres pratiques maffieuses) ne font cependant pas une guerre totale, même si chaque épisode ou chaque acte est éventuellement mené avec une intensité totale (volonté de tuer et de faire un maximum de dégâts).
Ces conflits sont restés localisés mais se sont par contre démultipliés, toujours à la faveur de la fin de la logique des Blocs, aucun n’étant plus interprété comme pouvant dégénérer en conflit majeur nucléaire. Il y a donc eu dans un premier temps (1990-2000) une déresponsabilisation de la communauté internationale et en particulier des grands ” parrains”. Ce laisser-faire démultiplicateur est peut-être intentionnel de la part de certaines puissances (stratégie à long terme de ” pourrissement” de certaines zones, travail de sape des puissances concurrentes, multiplication d’ ” exercices” des armées et entretien des complexes militaro-industriels). Les potentialités des conflits de ce genre est encore énorme et ne cessera de se renouveler (ne fut-ce qu’en fonction de la démographie mondiale). Il ne faudra donc pas attendre la paix d’une diminution du nombre de micro-conflits (bien qu’éventuellement très meurtriers) mais de leur gestion politique par les ” parrains”, l’ONU étant radicalement impuissante devant les intérêts des Puissances. Le principe théorique de résolution de ces impasses est simple mais sans doute utopique : en politique comme en économie, il faut sortir de la logique du jeu à somme nulle (pour que je gagne, il faut que tu perdes) et adopter une logique du jeu à somme non-nulle (gagnant-gagnant).
En tout cas, dans ce genre de nouveaux conflits, il est clair que les critères de la Guerre Juste n’ont aucune force. La force vient même de leur subversion. Toute cause sera estimée subjectivement juste. Etant a-moraux, les acteurs ne se soucieront guère de la droiture d’intention. Etant par nature partisan, il n’y a par définition pas d’autorité légitime. Ce qui devrait être le dernier recours y est en fait utilisé comme tout premier recours, la violence étant vue comme un moyen direct et immédiat. Etant sans stratégie globale et/ou ne comptant que sur l’énergie du désespoir, les chances raisonnables de succès ne sont même pas évaluées, seul compte le succès (maximum de morts et de torts à l’ennemi) de l’opération en cours. Le principe de proportionnalité est spontanément remplacé par son contraire, celui du maximin [42]: maximum d’effets pour le minimum de moyens. La discrimination ne joue que sur celle d’ami / ennemi et en aucune façon sur celle de militaire / civil et est remplacée par la cible la plus facile ou la plus spectaculaire ou la plus symbolique.
Faut-il que les Puissances intervenantes respectent malgré tout les critères de la Guerre Juste ? Si elles interviennent effectivement comme Puissance tierce, elles sont alors dans la position d’une Cour de Justice et de ses pouvoirs de police. Le conflit est alors à évaluer non pas du point de vue de la Doctrine de la Guerre Juste mais du Droit positif international (quitte à l’améliorer par un vrai ” Droit des peuples” puisqu’ aussi bien la Charte des Droits de l’homme n’envisage que des droits individuels…). L’intervention armée est alors à mener selon des principes proches de l’intervention policière de droit commun sans jamais entrer en contradiction avec les principes d’ordre social et de respect humain qu’elle veut précisément défendre.

Le retour de la guerre religieuse

Ce qui vient d’être dit du conflit dissymétrique est largement valable pour les guerres et actes de guerre perpétrés de manière abusive ou autorisée au nom de l’islam, ou même, plus spécifiquement, au titre de la djihad (” guerre sainte”) [43]. Le concept n’est pas nouveau ; il est aussi ancien que l’islam même dont il n’est pas une dérive fanatique mais un élément constituant et permanent (sauf une période de faiblesse entre 1920 et 1980). Ce qui est nouveau, c’est son activation concrète dans notre contexte contemporain que l’on croyait sécularisé, avec les technologies accessibles actuellement, le financement considérable dont il dispose et l’efficience des moyens de communication (ce dont les Guerres de religion européennes du 17°s. n’ont jamais disposé). A la différence des actes terroristes perpétrés par des musulmans mais entrant dans la catégorie des ” guerres privées” de type clanique, ou dans celle des ” guerres de libération”, le djihad a des règles précises et connues [44]. Sur bien des points et malgré son vocabulaire archaïque, elles ne sont pas très différentes des Conventions occidentales (Droit de Genève, Droit de La Haye), sauf que la discrimination religieuse y est un critère déterminant. Si on voulait appliquer la Doctrine de la Guerre Juste comme grille d’analyse au djihad, on pourrait dire que:
– Le djihad est par principe une cause juste puisque la motivation religieuse est la seule qui puisse fonder la guerre sainte et que la motivation religieuse est toujours juste.
– L’intention doit rester droite c-à-d. exclusivement religieuse et donc ne pas être guidée par des intérêts matériels ou de pouvoir, même si ces éléments peuvent être des conséquences annexes méritées [45].
– L’autorité légitime ne peut être qu’une autorité religieuse. Idéalement, ce devrait être le Calife. Depuis l’abolition du califat par Kemal en 1924, il manque d’une autorité légitime pour l’ensemble du monde islamique et cela provoque en effet une certaine anarchie dans les déclarations de la djihad et dans son contrôle. Divers mouvements islamistes militent d’ailleurs pour la restauration du Califat.
– La guerre ne doit pas être le premier recours mais le recours à la guerre ne suscite pas du tout le même scrupule de conscience que dans la Doctrine de la Guerre Juste. En l’occurrence, la soumission à l’islam doit toujours être préalablement proposée avant une déclaration de guerre car le problème se poserait autrement avec des populations prêtes à se convertir qu’avec des infidèles, des idolâtres ou des mécréants.
– Au niveau des chances de succès, le Coran prévoit que si l’on se sent supérieur, il faut combattre [46]. L’engagement doit être total [47] mais il n’ y a pas d’obligation de résultat, la victoire appartenant à Dieu seul. Si on ne se sent pas en position de force, on peut attendre des temps meilleurs et accepter temporairement une situation de compromis (dar-el-suhl).

Cette manière de comprendre les critères de la Guerre Juste est en contradiction avec le Droit International sur certains points importants, tels que la non discrimination sur base religieuse et le principe de la séparation du religieux et du politique. A fortiori, la vision islamiste du monde est-elle en contradiction totale avec ce Droit sur d’autre points encore, tout aussi fondamentaux : la volonté de recréer un monde musulman homogène totalement épuré des éléments (et même du passé) non-musulmans, de réinstaurer l’infériorisation sociale de la femme, de réinstaurer la
Sharia (Droit directement dérivé d’une interprétation littérale du Coran, à la différence de Fiqh, dérivé du Coran par analogie) et quelques autres points à leur programme… Ces points sont en contradiction flagrante avec le Droit International et devraient être poursuivis et sanctionnés de manière systématique par les Tribunaux. Le problème est qu’il ne s’agit pas de simples infractions mais d’infractions commises au nom d’une autre source de Droit de type ” coutumier” et que, du point de vue musulman, ce Droit International n’est lui aussi qu’un droit coutumier occidental. Le dilemme est grave: ou bien on accepte cette dérive ethnico-religieuse et alors c’est la faillite du Droit International ou bien on prend les moyens de faire respecter le Droit International quitte à le redéfinir (non pas dans le sens de concessions à l’ethnico-religieux mais en vue de cerner ce qui est vraiment fondamental à l’humanité de l’homme au-delà des cultures et des religions). En tout cas, on se situe au niveau du débat civilisationnel et non, d’emblée, au niveau de la ” guerre juste”. Il est curieux que l’on en soit là car, en fait, les gouvernements des nations musulmanes ont souscrit au Droit International. Mais le combat des mouvements religieux islamistes est précisément de remplacer ces gouvernants ” impies” par des musulmans authentiques qui appliqueront les seules règles musulmanes, et ce, manifestement, avec le soutien des masses populaires, y compris en émigration. Certes, ce soutien a été dûment ” travaillé” mais ce travail des mouvements islamistes a réussi [48]. Les attentats spectaculaires islamistes font, de toute évidence, partie de ce ” travail”. Ils redonnent un sentiment de fierté et d’efficacité au monde musulman (certains désapprouvent mais il n’y a jamais de protestations de masse), ils accélèrent les processus de concessions ethnico-religieuses par les pays occidentaux aux musulmans ” modérés” (dont l’objectif d’islamisation est le même), ils suscitent la collaboration des traditionnelles gauches anarchistes européennes (qui y trouvent un allié précieux pour la déstabilisation de l’establishment). S’il y a une guerre à déclarer, ce n’est donc pas par rapport à ces attentats mais par rapport à l’ensemble de ce processus. Mais il s’agit là d’une guerre idéologique qui ne se gagne pas avec des canons.

NOUVEAUX CONFLITS

Les 5 D

* démultipliés
* délocalisés
* dissymétriques
* dérégulés
* déprofessionnalisés

La guerre préventive

Faut-il attendre qu’il y ait des attentats pour réagir? Comme telle la question est mal posée et prête à toutes les dérives (et au renforcement du cercle vicieux de la logique de la violence). Comme on la dit, s’il y a attentat (fait objectif effectué), il faut réagir selon les voies de droit et usage de la force dans les limites du droit. L’usage de la force de manière ” pré-emptive” (ou ” interceptive”) (attentat en cours d’exécution) est évidemment justifié mais non celui de manière ” préventive” qui ouvre la porte à tous les abus [49] et toutes les dérives où les éléments émotionnels, la médiatisation truquée, les faux renseignements, les analyses subjectives, tronquées, de mauvaise foi, … ont beaucoup trop de place. Cette question n’est pas nouvelle. Vittoria l’avait déjà traitée et avait conclu : ” nul ne peut être puni pour une faute qu’il n’a pas encore commise”. Mais il est vrai aussi qu’en morale chrétienne classique, il est permis d’empêcher quelqu’un de faire la mal, préventivement (cas de l'”occasio proxima”). Reste à évaluer si ce principe, conçu à partir de la morale privée, peut être étendu, par simple analogie, aux relations internationales. Comme dans toute situation douteuse, un principe de prudence serait au moins d’application. Il n’y aurait par contre aucune objection à ce qu’une ” guerre préventive” soit menée avec des moyens non armés, dans le cadre et les méthodes habituelles du Renseignement, de l’instruction judiciaire et mesures conservatoires légales.
A cet égard, la nouvelle doctrine de l’OTAN, adoptée dans l’indifférence générale [50], s’étendant au concept de sécurité et non plus seulement de défense, s’avère très dangereuse. Le principe en a l’air admissible et ne semble pas offensif mais il inclut subrepticement la notion de prévention avec toutes ses dérives possibles. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que l’argument de la ” sécurité des approvisionnements énergétiques” (et autres matières premières indispensables à l’industrie, ou matières rares ou très localisées) soit invoqué. Le très mercantiliste Grotius l’avait déjà utilisé en son temps au profit de la puissance hollandaise (et même Vittoria au profit de la puissance espagnole) au nom d’un ” droit de commerce”. De là, il n’y aurait qu’un pas pour l’étendre à un ” contrôle des marchés”. C’est bien ainsi que l’Angleterre du 19° siècle l’avait compris. Le commerce international a le plus souvent eu recours à une force armée pour défendre ses intérêts (à commencer par les chevaliers teutoniques, dès le 13°s. !) ou, au mieux, le respect des conventions internationales de commerce. Il n’en ira pas autrement pour notre époque de mondialisation effective et généralisée du commerce. Ce point de vue est sans doute défendable, au nom même de l’accès pour tous aux ressources communes de la Terre [51]. Rappelons-nous cependant que des Conventions justes éviteront déjà bien des conflits. C’est plutôt aux conditions d’une Paix Juste qu’il faudrait réfléchir qu’à celles d’une Guerre Juste.

Le problème d’une autorité supra-nationale

On se rappelle le raisonnement de Vittoria suivant lequel les conflits armés ne subsistent que par défaut d’une autorité supra-nationale qui permettrait de les résoudre par arbitrage. L’idée était ancienne puisqu’elle était née dans l’orbite de l’empire carolingien et entretenue au profit du Saint Empire germanique. La papauté y avait prétendu aussi. Vittoria déniait ce pouvoir d’arbitrage tant à une super-puissance (le Saint Empire) qu’à une autorité religieuse (la papauté) puisqu’aussi bien le ” consensus” religieux avait déjà éclaté à ce moment-là en Europe. D’où la ” modernité” de Vittoria (peut-être motivée au départ par son nationalisme espagnol…). Depuis lors, l’idée avait été reprise par l’abbé de Saint Pierre [52] et par Kant [53], ainsi que par Taparelli en 1843. Il fut question de ces idées lors de la fondation de la Société des Nations en 1920 mais c’est sur une base inter-nationaliste (et non supra-nationale) qu’elle fut conçue. Malgré l’échec du modèle, c’est encore sur cette base que fut fondée l’Organisation des Nations Unies en 1945. Savamment neutralisée, torpillée, colonisée par l’une ou l’autre Puissance ou coalition de pays et volontairement démunie de moyens de coercition, l’institution ne s’est pas encore montrée très efficace. De plus, étant conçu comme un forum des Etats-Nations, l’ONU ne permet pas aux ” peuples” d’avoir une tribune politique. A défaut, ces peuples [54], s’ils estiment avoir de graves motifs d’insatisfaction, auront donc recours à la violence pour les faire valoir. Ces peuples, ne connaissant pas les frontières (souvent artificielles, souvent ignorantes de l’histoire, imposées par des puissances qui se sont bien souvent aménagé des casus belli de réserve), représentent souvent des problèmes transfrontaliers (les Kurdes par exemple) et se prêtent à diverses instrumentalisations. Théoriquement, une solution institutionnelle assez simple serait de créer une deuxième Assemblée : une Assemblée des Peuples, n’impliquant aucune reconnaissance statutaire ni droit de vote mais accès à la parole et droit d’interpellation, ce qui pourrait déjà désamorcer de nombreux problèmes de la catégorie ethnique.
Le concept actuel du Conseil de Sécurité est également hérité d’une situation historique dépassée et qui a paralysé (et donc discrédité) l’ONU comme moyen de résoudre les conflits jusqu’en 1990. Plutôt que de discuter d’élargissement, une toute autre conception serait imaginable, plus propre à gérer les conflits : de créer une structure de Conseils de Sécurité ad-hoc (pour chaque conflit déclaré ou risquant de l’être) réunissant tous les pays impliqués (militairement et/ou frontalièrement), les pays en conflit choisissant chacun une Puissance tierce comme ” avocat” de sa cause.
Par ailleurs, pour désamorcer les ” choc de civilisations” (qu’il ne suffit pas de nier pour rendre inexistant !), puisqu’en tout cas, pour le moment au moins, la ” civilisation” islamique veut se présenter comme homogène et se positionne elle-même comme ennemie de toutes les autres, une Haute Cour devrait regrouper, non pas les Puissances (ce serait accepter le critère de force comme critère de droit) mais ces ” civilisations”. La nomenclature de Huntington est assez pertinente (aucun argument convainquant ne l’a encore infirmée). Elle aurait comme compétence la révision à échéance régulière de la Charte des Nation-Unies et des Droits de l’Homme et autres textes législatifs (puisque le monde a opté pour un droit contractuel et non naturel, il faut aller jusqu’au bout de cette logique) [55] et son interprétation authentique en cas de conflit d’interprétation. Cependant, les ” civilisations” ne seraient pas là pour défendre leur point de vue mais, suivant les règles de la discussion habermassienne, pour mener la discussion purement rationnelle au-delà des particularités de chacun afin de rejoindre le noyau dur du bien commun de l’humanité de l’homme. Plutôt que le ” voile d’ignorance” de Rawls (dont on voit bien l’intérêt d’objectivation des problèmes), il s’agirait de volonté de dépassement du soi particulier pour rejoindre l’universel (tel qu’il peut être le moins mal formulé à tel moment donné de l’histoire).
Entretemps, la communauté internationale doit être bien consciente que, manifestement, il n’y a pas de Droits de l’homme comme on voulait le faire croire naïvement. Il ne suffit pas qu’un texte soit signé par des représentants politiques pour qu’ils soient ” reçus”. La réception des lois est un élément capital, sous peine de tomber dans l’anomie. Il aura en tout cas suffit que certaines mouvances revendiquent le retour à des lois religieuses (comme la Sharia) pour que des Droits de l’homme ” inaliénables” soient bafoués en toute impunité. La solution à cet égard n’est pas guerrière mais, si on y croit, il faut absolument poursuivre pénalement chaque infraction au Droit International, partout, chaque fois. Les instruments législatifs existent (et peuvent être améliorés). Les institutions existent ou peuvent exister. Les moyens de coercition pourraient être mis à la hauteur, si la volonté politique existait. Leur renforcement coûterait beaucoup moins cher en argent et en dégâts humains que les guerres punitives ou préventives actuelles (mais cela n’arrangerait pas les intérêts particularistes) .

Conclusion

La doctrine de la Guerre Juste n’est plus adéquate. Sa réutilisation en politique internationale ne peut qu’être opportuniste et dangereuse. Par contre, comme ” sagesse des nations”, elle garde tout son intérêt. De plus, à titre volontaire, elle peut toujours servir d’instrument de délibération en for interne, étant bien entendu que la satisfaction à l’un ou l’autre critère ou à tous les critères ne donne aucun ” droit”.
Comme l’avait imaginé Vittoria, la vraie solution qui devait rendre caduc le recours à une doctrine de la Guerre Juste subjective et discrétionnaire, c’était de vraies institutions supra-nationales. L’émergence des Etats-Nations a fait la faillite des idées de Vittoria. Aussi longtemps qu’on s’en teindra à ce concept où chacun défend ” ses” intérêts, même contre l’intérêt commun, il n’y aura pas de paix possible.
Comme l’avait préconisé Thomas d’Aquin, la gouvernance du monde doit être sécularisée, toute théocratie au nom d’une religion particulière étant contraire à la liberté humaine et étant par essence facteur belligène. Ce n’est cependant qu’à partir du moment où une théocratie commet des actes belliqueux qu’elle peut faire l’objet de guerre défensive. Pour le reste, elle doit être combattue par les voies de Droit, chaque fois qu’il y a infraction au Droit.
La paix sera le fruit de la justice. Non pas seulement au sens d’une justice générale et idéale (que l’on pourra toujours prendre en défaut) mais au sens d’une justice pénale (là où il y a infraction consciente et caractérisée et non simple manquement). Le Droit International, par générosité mal placée, confond constamment droits moraux et droits réels, objectifs, dévaluant l’ensemble ou rendant inapplicable l’ensemble. En effet, la non-réalisation plénière de la justice générale ne peut servir de prétexte à l’impunité par rapport à des infractions particulières à ce Droit positif.
Les Droits de l’Homme ne doivent pas non plus devenir une religion laïque dont l’ONU serait le Grand Temple et ses fonctionnaires les prêtres. Le Droit doit rester une matière positive, non-idéaliste, soumise à la discussion rationnelle (et non simplement majoritaire: le nombre ne fait pas la vérité, ni le Droit!) sans privilège ni religieux, ni ethnique.

(0) ” Si on te frappe sur la joue droite, ….” (Mtt. 5,38-40)
” Qui prendra le glaive périra par le glaive ….” (Mtt.26,52)
(1) Ainsi, Tertullien dans le de Corona (particulièrement le § 11), écrit vers 211
ou Origène dans son Exhortation au martyre, rédigé en 235.
(2) Augustin dans La Cité de Dieu (au livre 19), terminé en 427.
(3) Augustin, comme tous les chrétiens jusqu’au 5°s. et malgré les persécutions, appréciait grandement la ” pax romana” et a été terrifié par la chute de Rome en 410 sous les coups des barbares wisigothiques d’Alaric. Il avait clairement conscience que le monde allait entrer dans une période de trouble. Certes, dans la Cité de Dieu (ouvrage écrit en lien direct avec la chute de Rome), Augustin dévalue la cité terrestre au profit de la cité céleste mais il ne fait pas de doute que, comme cité terrestre, il prend fait et cause pour l’empire romain.
(4) Cicéron dans le de Officiis, sa dernière œuvre, écrite en 44-43 avant J-C. L’argument est le suivant : ne pas s’opposer, quand on le peut, à l’injustice commise par d’autres est une faute car c’est laisser faire l’injustice et donc laisser porter atteinte au genre humain. Augustin reprend l’argument tel quel dans son contra Faustum XXII,74.
(5) Vérification si Rome était lié par un Traité, proposition de paix, déclaration de guerre en bonne et due forme, rituel du sacrifice, rituel du lancer du javelot en direction ennemie, tout ceci sous la direction du clergé fécial, devenu véritable gardien des Traités et premier corps constitué d’ambassadeurs.
(6) Jules César, dans le de Bello Gallico, livre V, 19.
(7) Isidorus Hispalensis, Etymologiarun , livre 18, in PL 82, col. 639.
(8) Dans sa Lettre aux Bulgares.
(9) De Bono Pacis (1056).
(10) Yvo Carnutensis, Decretum, in PL 161, col. 47-1022.
(11) Abelardus, Sic et non, in PL 178, col.1339-1610 et spécialement 1608
(12) Gratianus, Decretum, Causa 23, in Corpus Iuris Canonici, t.1, col 889, Leipzig, 1879.
(13) Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Secunda Secundae, Question 40.
(14) Représentées le pape Urbain II, Pierre l’ermite, Bernard de Clairvaux,…
(15) Raymundus de Pennafort, Summa de casibus, II, § 17 à 19.
(16) Il était déjà présent dans la Lettre aux Bulgares déjà citée, du pape Nicolas I.
(17) Francesco de Vittoria, 1483-1546, dominicain de l’école scolastique espagnole de Salamanque, dans sa Relectio de Iure belli (= de Indis II) datant de 1539 (édition complète : Leçons sur les Indiens et le Droit de la guerre, Genève, Droz, 1966 ; traduction dans Vanderpol, La guerre devant le christianisme, Paris, 1911; extraits en français dans Martin, Vitoria et la leçon sur les Indiens, Cerf, Paris, 1997; ainsi que, et surtout, à l’occasion de son commentaire de St Thomas sur la question 40 (Salamanca, 1932, texte latin uniquement).
(18) Vittoria emploie les termes civis / miles. Sa catégorie miles est assez large ; à certains endroits, elle comprend ” tous ceux qui peuvent porter les armes”.
(19) La question 40 se formulait ainsi : Utrum bellare semper sit peccatum (est-ce que faire la guerre est toujours un péché)?
(20) C’était déjà le principe défendu par Antonin de Florence o.p. (1389-1459) dans sa Somme théologique.
(21) Thomas de Vio, dit Cajetan (1468-1534), o.p., par ailleurs grand contradicteur de Luther, dans son commentaire sur la Question 40 de Thomas d’Aquin.
(22) Jésuite espagnol (1548-1617), grand commentateur thomiste (connaissant l’œuvre de Vittoria) mais ayant aussi joué un rôle politique important comme conseiller et ambassadeur du pape (contre Jacques I d’Ecosse et aussi par rapport au vice-roi du Portugal).
(23) Dans son Traité de Caritate, disp.13 de Bello, section IV, n°10 dans le volume 12 de ses œuvres complètes (texte latin uniquement). Traduction en français de ce de Bello dans Vanderpol, La doctrine scolastique du droit de la guerre, Pedone, Paris, 1935.
(24) Chez Suarez, ce critère apparaît dans son commentaire de la ” cause juste” de St Thomas (in de Bello). En fait, le principe avait déjà été explicitement formulé par Soto (1494-1560), autre dominicain espagnol de Salamanque.
(25) À témoin, le principe cujus regio, ejus religio de la Paix d’Augsbourg de 1555 ; ainsi que les dispositions du Traité de Westphalie de 1648 ; etc…
(26) Les Eglises réformées avaient pris fait et cause pour le Droit des Nations d’une part et le Droit des Gens d’autre part.
(27) Voir Histoire de l’Eglise, ss.dir. Fliche et Martin, Bloud et Gay, Paris, 1948, vol.19, t.1 et 2.
(28) Voir Aubert, le pontificat de Pie IX, vol.21 de Fliche et Martin.
(29) Dans son traité Saggio teoretico di Dritto Naturale (1840-3).
(30) Dans du Pape, 1819.
(31) Kolb, Robert, Ius in bello, le droit international des conflits armés, Précis, Bruylant, Bruxelles, 2003.
(32) Précédée par la Déclaration de St Pétersbourg de 1868 (ne pas causer des souffrances inutiles).
(33) Y. de la Brière, s.j., Regout, R., Van der Pol, A., le groupe de Fribourg.
(34) Dans l’encyclique Pacem, Dei Munus, 1920.
(35) Voir Coste, R., Le problème du droit de la guerre dans la pensée de Pie XII, 1962. Un des chapitres (le 11°) est intitulé: ” La disparition de la guerre juste”.
(36) Pax Christi, par exemple, né en 1944.
(37) Comblin, J., Théologie de la paix, éd. Universitaires, Paris, 1963 ; Coste, R., Théologie de la paix, Cerf, Paris, 1997 et l’ensemble de son œuvre depuis 1962.
(38) ” Il est déraisonnable de penser que la guerre soit encore un moyen adapté pour obtenir justice de la violation des droits” § 127.
(39) Pour l’historique de ce texte, voir Dubarle, le Schéma XIII et la guerre, in L’Eglise dans le monde de ce temps, coll. Unam Sanctam 65b, Cerf, Paris, 1967, pp. 517-570.
(40) Réf. : § 2309.
(41) Une cinquantaine de titres entre 1990 et 2000, dont Walzer, M., Just and unjust Wars, N-Y, 1992.
(42) Terme que je reprends, par analogie, à Rawls.
(43) Déclarée comme telle par les autorités religieuses compétentes, dans le but de défendre ou d’étendre l’islam, obligeant d’une manière ou d’une autre tous les musulmans, donnant lieu de manière assurée à des récompenses divines.
(44) Voir les sept chapitres consacrés à l’islam, dont six dus à des auteurs musulmans, dans la volumineuse enquête sur ” Les religions et la guerre”, datant de 1986 et commandée par le Ministère (français) de la Défense Nationale (parue aux éditions du Cerf en 1991). Synthèse sur ce site.
(45) Coran 47,35 : ” Dieu ne vous privera pas de la récompense due à vos œuvres”.
(46) Idem: ” Ne faites pas appel à la paix quand vous êtes les plus forts”.
(47) Coran 8,60: ” Préparez, pour lutter contre eux, tout ce que vous trouverez de forces et de cavaleries”.
(48) À la différence de l’intégrisme catholique qui n’a pas ” réussi”.
(49) Corten, O., Le retour des guerres préventives, Le Droit international menacé, Labor, Brux., 2003.
(50) Alors que l’installation des missiles anti-nucléaires avait provoqué une mobilisation monstre dans les années ’80….
(51) Ce principe de la “destination universelle des biens de la Terre”, cher à la doctrine sociale de l’Eglise, n’entre pas nécessairement en conflit avec le régime de la Propriété Privé (des particuliers ou des Etats (se comportant comme des particuliers) si la propriété est bien entendue comme fonctionnelle (et non ” ontologique”) c-à-d ouverte au marché.
(52) Dont le ” commerce équitable” est un élément essentiel, outre les libertés civiles dondamentales.
(53) Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1717).
(54) Projet de paix perpétuelle (1795).
(55) À moins qu’un jour, on ne se mette à réfléchir à un Droit de l’Homme fondé sur des bases anthropologiques.

Bibliografie

SELECTION BIBLIOGRAPHIQUE:

(générale, en français, sur la Guerre Juste)

– BACOT. G., La doctrine de la guerre juste, Economica, Paris, 1989.
– BATIFFOL, Mgr., et alii, L’ Eglise et le droit de guerre, Bloud et Gay, Paris, 1920.
– BEAUFORT, D., La guerre comme instrument de secours ou de punition, Nijhof, La Haye, 1933.
– CHENU, M-D, L’évolution de la doctrine de la guerre juste, in L’Evangile dans le temps, coll. Cogitatio Fidei 11, Cerf, Paris, 1964, pp. 571-590.
– COSTE, René, L’évolution de la doctrine de la guerre juste dans la pensée de l’Eglise, in Le problème du droit de guerre dans la pensée de Pie XII, Aubier, Paris, 1962, chap.1.
– de la BRIERE, Le droit de juste guerre, Pedone, Paris, 1938.
– de SOLAGES, Mgr., La théologie de la guerre juste, DDB, Bruges, 1946.
– HAGGENMACHER, P., Grotius et la doctrine de la guerre juste, PUF, Paris, 1983.
– REGOUT, R., La doctrine de la guerre juste de St Augustin à nos jours, Pedone, Paris, 1935 (réed. Scientia Verlag, Aalen, 1974).
– VANDERPOL, A., La guerre devant le christianisme, Tralin, Paris, 1911.
– Id., La doctrine scolastique du droit de la guerre, Pedone, Paris, 1919.

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