Violence, guerre et paix dans la philosophie – Antiquité grecque

Violence, guerre et paix dans la philosophie. Une analyse du thème dans l’Antiquité grecque.

 

Selis Claude

Présentation générale:

Le premier dossier concerne l’Antiquité grecque classique d’Homère à Aristote (soit du 8° au 4° siècle avant notre ère). C’est une période de choix (mais pas la plus facile) pour entrer de plain-pied dans une réflexion de philosophie politique. Les Grecs y ont excellé (grâce, d’ailleurs, à leur structure politique). Leur vie politique a été intense et mouvementée. Les violences et les guerres n’en étaient pas absentes. Ils y ont appliqué leur esprit. Recueillons-en les fruits. C’est un choix de douze auteurs et donc de douze œuvres que nous présentons. Le dossier est complété par quelques synoptiques informatifs et par une bibliographie. Le Centre d’études est à la disposition des personnes intéressées pour tout renseignement complémentaire.

· Auteurs étudiés

Violence, guerre et paix dans l’histoire de la pensée grecque

Auteurs et œuvres:
1. HOMERE: L’liade
2. HESIODE: Théogonie
3. HERACLITE: Fragments
4. ESCHYLE: Les Perses
5. HERODOTE: Enquêtes
6. ARISTOPHANE: La Paix
7. THUCYDIDE: Histoire de la guerre du Péloponnèse
8. XENOPHON: L’Anabase
9. PLATON: La République
10. ISOCRATE: Discours sur la paix
11. DEMOSTHENE: Les Philippiques
12. ARISTOTE: Politique

Encarts documentaires:
1. synoptique Evénements / Idées
2. les grandes batailles
3. la guerre dans la mythologie
4. l’institution militaire

HOMERE: L’ILIADE [0]

L’Iliade est le premier des plus importants poèmes épiques de la littérature grecque. Il semble avoir été écrit au 8°s. avant notre ère mais la guerre de Troie qu’il relate aurait eu lieu vers 1200 avant J.-C. Au niveau de la langue, l’Iliade est d’une qualité exceptionnelle. Le poème a un style à lui, si caractéristique et unique, admirable à lire à haute voix. Tout est bien dit, décrit, avec ses images chaleureuses ou cruelles mais toujours distinguées.

On a dit de l’Iliade qu’il était le poème de la force, de la force brutale, aveugle et injuste dans laquelle l’auteur aurait l’air de se complaire. De fait, les scènes de batailles y sont nombreuses et leur description minutieuse. De fait, le poème a été utilisé à différentes époques (et encore récemment dans notre enseignement scolaire) pour magnifier l’héroïsme et un certain nombre de valeurs guerrières. Mais qu’en est-il de la philosophie profonde de l’auteur?

En représentant la guerre de Troie comme causée par l’enlèvement de la belle Hélène par le vaniteux Pâris, Homère ne veut-il pas nous dire qu’il ne croit pas aux raisons  » objectives » des guerres ? Par mille remarques et phrases de discours, il démontre que la guerre de Troie est une ruine économique pour tout le monde, qu’elle n’est pas défensive (Troie ne menaçait nullement la Grèce continentale), qu’elle n’a aucun intérêt territorial, qu’elle n’est pas causée par des différences religieuses ou culturelles (puisque, en l’occurrence, les deux protagonistes partagent les mêmes valeurs et les mêmes dieux). Même la raison  » poétique » qu’il évoque n’est pas la vraie. Mais la guerre, elle, est une vraie catastrophe! Cette guerre était absurde, voilà ce que nous dit Homère.

La guerre rend aussi aveugle. L’Iliade ne manque pas de scènes d’ambassades, de discours raisonnés, clairvoyants. Mais ils ne sont pas écoutés ou pas suivis. Bien sûr, les décisions ont l’air d’être prises par les dieux mais les dieux chez Homère ne servent que d’explication littéraire au comportement irrationnel des hommes ou aux effets qui n’ont pas l’air de correspondre aux intentions, à la volonté, aux rêves humains. C’est bien le comportement humain qui est rendu aveugle, sourd, incontrôlé, illusionné par le contact avec la violence. Ceux à qui elle a réussi et qui y comptent trop finissent par en être victimes. Il n’y a, finalement, pas de vainqueur dans la guerre de Troie (comme dans aucune guerre sans doute…). Sauf le deuil et la désolation.

Il n’y a pas non plus de héros dans l’Iliade, contrairement aux apparences littéraires. Tous ont leurs faiblesses. Achille boude comme un gosse jusqu’au dernier moment. Sa fierté mal placée est la cause indirecte de milliers de morts. Hector, Ajax, Agamemnon, Ménélas tremblent, doutent, hésitent comme tous les autres. Les forts ne sont jamais absolument forts, ni les faibles absolument faibles. Tous ont leur moment de sensibilité. Tous sont finalement humains. D’ailleurs, ennemis comme amis, chacun appelle l’autre par son nom, connaît sa parenté et sa région. Au fond, ils forment une grande famille ! Ils le savent et pourtant ils se font la guerre. Vraiment absurde, veut nous dire Homère.

Indications bibliographiques:
– voir les magnifiques pages, très profondes, de S.Weil, L’Iliade ou le poème de la force, in La source grecque, Gallimard, Paris, 1953, pp. 11-42.
– parmi les études récentes, voir L.Bardollet, Les mythes, les dieux et l’homme, Essai sur la poésie homérique, Les Belles Lettres, Paris, 1997, 197 p.
– sur la guerre spécifiquement, voir Kirk, G-S, La guerre et les guerriers dans les poèmes homériques in Vernant (éd.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, coll. Points/Histoire 265, rééd.1999, pp. 120-156.

HESIODE: THEOGONIE

Cette œuvre [1] serait contemporaine ou légèrement postérieure (7°s.) à l’Iliade d’Homère. Elle est notre première source concernant la mythologie grecque. Jusqu’au milieu du 20°s, on a considéré les mythes comme des écrits fantaisistes, relevant d’une mentalité primitive, pré-logique, pré-rationnelle. On considèrera ici [2] qu’ils constituent un type de philosophie à part entière (s’exprimant sous forme de récit des origines plutôt que sous forme de raisonnements et réexprimant des traditions populaires). Les liens logiques y sont souvent représentés via le vocabulaire des relations familiales permettant une lecture psychanalytique fort intéressante mais hors de notre propos.

La génération des dieux chez Hésiode est présentée en trois stades (Ouranos, Chronos et Zeus) que l’on peut interpréter comme trois étapes de développement de la pensée religieuse : la phase  » cosmique », la phase  » historique » et la phase  » humaniste ». Cette évolution ne s’est pas faite toute seule ; elle s’est faite dans la violence. Ainsi Ouranos (le Ciel)  » engendre »-t-il les Titans, les Cyclopes et les Hécatonchires [3] mais, craignant que l’un de ses enfants ne lui ravisse le pouvoir, il les enchaîne et les cache aussitôt. L’un de ceux-ci (Chronos, un des Titans), avec la complicité de sa mère (Gaia, la Terre) et par ruse, parvient cependant à tuer son père et à libérer ses frères Titans. Arrivé au pouvoir et craignant à son tour d’être détrôné par un de ses enfants, il les dévore aussitôt nés. A nouveau, l’un de ceux-ci (Zeus), grâce à une ruse de sa mère, parvient à échapper à ce sort et, grâce à une ruse (encore !) de sa future première épouse, parvient à faire déglutir son père de tous les précédents enfants et à l’enfermer. Les frères Titans de Chronos n’acceptent cependant pas cette nouvelle souveraineté. Zeus doit cette fois se battre contre les Titans (une des pages les plus évocatrices de la Théogonie, v.617-885) puis contre les Géants (progéniture secondaire d’Ouranos), enfin contre un ennemi (suscité entretemps par sa mère) qui faillit bien l’emporter. Finalement victorieux de toutes ces embûches, Zeus devra encore composer avec le toujours rebelle Prométhée (un  » petit-fils » d’un des Titans).
Zeus, toujours par crainte d’être détrôné, avalera sa première femme (Mètis, la Ruse !) enceinte d’une fille (la future Athéna). Ce faisant, il s’assimile cette fois cette fameuse  » Ruse » qui semble la clé de la victoire sur la force brute [4]. Autrement dit, ce n’est pas la loi du plus fort qui l’emporte mais celle du plus futé. Dans la ruse (mètis), les Grecs ne voyaient pas d’abord la fausseté (la ruse-fausseté se dit dolos) mais la finesse d’esprit, l’esprit astucieux. Politiquement et militairement, les Grecs ne se sont pas privés de pratiquer cet art et ils en étaient fiers dans la mesure où cela épargnait le déploiement de forces et l’usage de la violence.
Pour compléter le profil de Zeus (et donc de l’idée qu’avaient les Grecs de la  » souveraineté »), il faut encore savoir qu’il se mariera aussi avec Thémis (l’Equité) dont il aura comme enfants Eunomia (l’Ordre), Dikè (la Justice) et Irène (la Paix). Le cycle de la violence  » religieuse » (des dieux) aura donc son terme en Zeus, image de la Justice (non pas au sens social du partage de la richesse mais au sens de l’équilibre, du bon ordre, de la mesure et donc de la paix sociale). Celle-ci n’est cependant pas acquise auprès des hommes (où Hésiode voit une succession de dégradations : âges d’or, d’argent, d’airain et de fer). L’âge de fer (l’époque actuelle) est un âge de misères et de violences où les dieux essaient d’intervenir pour un mieux mais où ils continuent à régler eux-mêmes un certain nombre de querelles internes. Ce serait bien la loi du Droit qui devrait l’emporter mais rien n’est vraiment acquis [5].

HERACLITE D’EPHESE: LE FRAGMENT 53 [6]

 » Le conflit est père de toute chose »

Avant même les grands philosophes classiques de l’Antiquité grecque, Héraclite (contemporain de Parménide ; début du 5°siècle avant notre ère), dont seuls 126 aphorismes nous sont parvenus, faisait cette observation très réaliste, très sincère.

En disant cela, Héraclite ne donne pas un conseil machiavélique ; il constate. Après une longue expérience et mûre réflexion. On y perçoit déjà tout l’intérêt des Grecs pour la psychologie humaine.
L’ensemble de la pensée d’Héraclite est orientée vers une recherche sur l’Harmonie (dans le cosmos, les nombres, la musique, …). C’est dans ce cadre qu’il découvre l’intérêt des contraires et qu’il en arrive à formuler cet aphorisme :  » le conflit est père de toute chose » (fragment 53). Un des premiers et contre bien d’autres, il perçoit le côté dynamique du conflit :  » Ce qui est taillé en sens contraire s’assemble ; de ce qui diffère naît la plus belle harmonie ; tout devient par discorde » (fragment 8).

 » Discorde » ou  » conflit » ne semblent pas d’abord viser les agressions violentes ni les conflits armés mais bien plutôt les divergences d’idées. Héraclite plaide contre une société uniforme. C’est parce qu’il y a conflit qu’il y a vraiment communauté. C’est parce qu’il y a des avis partagés qu’il y a justice. Sinon ce serait le règne arbitraire d’une Pensée Unique, d’un Pouvoir totalitaire, ce qui ne serait pas Harmonie mais Uniformité :  » Il faut savoir que le conflit est communauté, la discorde justice ; tout devient par discorde et par nécessité » (fragment 80).

Il y a cependant un certain fatalisme ou relativisme dans la pensée d’Héraclite :  » Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, satiété et faim. Mais il change comme le feu quand il est mélangé d’aromates ; il est nommé suivant le parfum de chacun d’eux » (fragment 67). Il n’est pas indifférent, en effet, que les choses soient guerre ou paix, satiété ou faim. Ces phénomènes ne sont pas des fatalités et ne sont pas éthiquement neutres comme le sont le jour et la nuit ou l’hiver et l’été ! Puisque l’homme se veut libre (mais l’humanisme d’Héraclite n’est pas encore bien défini), il est aussi responsable des ses actes.

ESCHYLE: LES PERSES
 » Là les attend d’endurer les pires malheurs, rançon de leur superbe et de leur impiété »

Cette tragédie d’Eschyle [7] fut présentée la première fois en 472, soit huit ans après la célèbre défaite des Perses à Salamine à laquelle la pièce fait référence.

Il vaut la peine de s’arrêter à certaines pièces du théâtre grec car celles-ci, même si elles sont moins élaborées philosophiquement, ont certainement eu un impact populaire plus important que les œuvres philosophiques, en même temps qu’elles reflètent mieux la conscience populaire de l’époque. Eschyle est le premier des grands auteurs tragiques grecs. Son œuvre fut, d’emblée, magistrale.

La pièce se déroule  » chez l’ennemi », entre la Salle du Conseil, le palais impérial et le tombeau de Darius [8]. Les chœurs commencent par décrire la puissance perse mais Eschyle insuffle dès les premiers vers un doute, une angoisse par rapport à cette puissance. Le doute est relayé par un songe de la reine-mère et confirmé aussitôt par le récit d’un messager annonçant la défaite de l’armée perse (en des mots sublimes qui restent la meilleure description historique de la bataille de Salamine) (v.353-432). Le chœur et la reine invoquent l’ombre de Darius qui, dans un dialogue avec la reine, tire les leçons de cet échec. Après cette scène, Xerxès arrive au palais et confirme le désastre.

En situant toute la scène du côté perse, Eschyle réussit à éviter toute polémique helléno-perse et même tout sentiment anti-perse. A peine, quelques sentiments de fierté grecque affleurent d’ici de là [9]. D’autre part, en attribuant à ses personnages perses des réflexes religieux grecs [10], Eschyle s’adresse clairement au public grec et, au-delà, à la conscience universelle.
La leçon qu’il en tire est aussi universelle par son contenu : tout ce qui est démesure finit par échouer. Peu importe que, chez Eschyle, la sanction soit encore présentée comme action divine, cette leçon deviendra un des piliers de l’humanisme grec.

En ce qui concerne notre enquête, ce principe est cependant trop général. Il peut fonctionner comme avertissement mais ne constitue pas une analyse des mécanismes conduisant à la violence ni une voie pour gérer celle-ci ni une discussion du bien-fondé de cette guerre [11]. Entre autre, la question n’est pas posée de savoir ce qui mène à la démesure.

HERODOTE: ENQUETES

On a parfois pris cette œuvre [12] pour un manuel de géographie ou pour le premier guide touristique de l’histoire [13] tant il est vrai qu’Hérodote rapporte, pour tous les pays visités, force descriptions des monuments, mœurs, coutumes et légendes locales mais il y a pourtant un fil conducteur à travers tous ces détours et digressions, c’est la description de la montée en puissance de l’empire perse. Hérodote y a été sensible avant tous les autres car il était Grec d’Asie Mineure et a été témoin (et indirectement victime) des menées déstabilisatrices des Perses à l’encontre des Cités grecques de la côte asiate. Exilé, il se rendit à Athènes, en plein essor en ce début de 5°siècle. Il se rendit compte de la profonde unité culturelle du monde grec. Il n’en déplora que plus amèrement les mesquines divisions. Malgré la très grande largeur d’esprit et même le relativisme qu’il manifeste dans sa description des mœurs politiques des différents pays, il distingue chez les Grecs leur goût de la liberté. Il en est lui-même partisan et en fait l’explication de la résistance et de la victoire grecque sur les Perses. Malgré les longs détours, le sujet de l’œuvre est, en effet, constitué par les Guerres Médiques [14] (qui occupent formellement l’entièreté des 7° et 8° livres). Hérodote y voit un véritable rapport de force, opposant deux ensembles constitués. Il y a là une authentique visée de l’histoire. Hérodote perçoit également très bien les intérêts économiques mais il est vrai que, le plus souvent, il avance surtout les intérêts immédiats et le désir de vengeance comme explication des violences. Ces motifs sont sans doute bien réels et sans doute toujours valables mais Hérodote s’en contente assez facilement. Il se croit dispenser de creuser plus profondément. L’explication religieuse et morale (destin et démesure) clôt le débat. C’est là la faiblesse et la limite des Histoires d’Hérodote et sa grande différence de qualité par rapport à Thucydide, d’une dizaine d’années à peine son cadet [15].

ARISTOPHANE: LA PAIX

Cette pièce [16] fut jouée pour la première fois en 421, quelques jours avant la signature de la  » paix de Nicias » qui prévoyait la cessation des hostilités entre Athènes et Sparte (et leurs alliés respectifs) dans le contexte de la Guerre du Péloponnèse. Ce ne fut malheureusement qu’une brève trêve mais à ce moment tous les espoirs étaient permis. Aristophane était déjà connu du public athénien pour son parti-pris pacifiste [17]. Avec un grand sens de l’opportunité, il veut aider les forces de paix en leur assurant un soutien populaire. Mais, derrière la pièce de propagande, il y a un profond idéal de réunification de tous les Grecs et d’un retour au bonheur simple des campagnes.
Comme d’habitude dans le théâtre d’Aristophane, l’expression est triviale, les personnages caricaturés. Ici, point de finesse ni de raisonnements élaborés. Mais l’ensemble forme un plaidoyer vibrant et (im)pertinent. La pièce présente le héros (un vigneron athénien désireux de retrouver sa paisible activité) s’apprêtant à rejoindre l’Olympe, la demeure des dieux, pour demander à Zeus de lui rendre compte de ses intentions au sujet de la paix entre les cités grecques. Mais les dieux, dégoûtés de la folie meurtrière des hommes, ont déserté l’Olympe, occupé désormais par  » la Guerre ». Profitant d’une éclipse de celle-ci (symbolisant les négociations de Nicias) et grâce à la complicité d’Hermès (qui explique au passage pourquoi  » la Paix » avait quitté les hommes –explications qui montrent la futilité des causes de la guerre- et à quelles conditions elle pourrait revenir) aidé par d’autres simples gens, notre héros parvient à ramener la Paix sur terre. La plupart (surtout le monde agricole) s’en réjouit et prépare la fête mais certains (ceux qui vivent de la guerre) regrettent ce retour.
Le bonheur de la  » paix des campagnes » est donc le principal argument d’Aristophane. Il le dépeint avec force images qui sentent bon la vie. Il n’oppose pas vraiment le monde agricole et le monde urbain mais plutôt le bonheur simple des gens simples au monde des magouilles politiciennes, démagogiques et vénales. Il a bien compris que la guerre représentaient aussi des intérêts économiques mais il en suggère la reconversion (sous forme de boutades, bien entendu) et met surtout en avant les intérêts économiques de la paix. Il épingle aussi l’importance de l’éducation des enfants, trop habituellement conditionnés à la guerre. Il récuse cependant tout autant ce qui serait éducation à la lâcheté. Le vrai citoyen, pour Aristophane, est celui qui aime la vie autant que sa terre et qui laisse vivre chacun sur sa terre.

THUCYDIDE: HISTOIRE DE LA GUERRE DU PELOPONNESE

 » Nous croyons, étant donné ce qu’on peut supposer des dieux et ce qu’on sait avec certitude des hommes, que les uns et les autres obéissent nécessairement à une loi de la nature qui les pousse à dominer les autres chaque fois qu’ils sont les plus forts. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons faite et nous ne sommes pas les premiers à l’avoir mise en application une fois qu’elle a été établie. D’autres nous l’ont transmise et nous lui obéissons, comme feront tous ceux qui viendront après nous.
(Histoire de la guerre du Péloponnèse, V, 105.)

Thucydide (entre 460 et 400 avant J-C) est l’historien grec le plus proche de la conception moderne de l’histoire par son objectivité, son souci d’enquête et de compréhension des causes des événements. A la différence de son prédécesseur Hérodote (485-420) qui, lui, raconte des histoires, Thucydide raconte l’Histoire.
Il s’agit, en l’occurrence, de la guerre du Péloponnèse (431-404) dont il fut le témoin (et dont il relate 22 des 27 années que dura cette guerre) et même, un moment, acteur. Un autre grand historien grec, Xénophon, prendra la relève (dans ses Helléniques).
Après que les cités grecques aient combattu ensemble les Perses (les Guerres Médiques, 490-479), les Athéniens créèrent la Ligue de Délos (l’OTAN de l’époque) qu’ils utilisent pour étendre leur propre influence ou même leur domination pure et simple. L’impérialisme athénien finit par provoquer un mouvement d’hostilité à son égard dont Sparte prend la tête.
Peu nous importe ici les péripéties de cette guerre à rebondissements. Ce qui nous intéresse, c’est la manière dont Thucydide traite la question de l’usage de la violence, de la force. Il n’est pas facile de se faire une idée de la philosophie personnelle de Thucydide tant il parvient à présenter les événements de manière neutre, sobre, sans pathos. Néanmoins, au fil des discours qu’il met dans la bouche des protagonistes et de quelques remarques amères en conclusion de tel ou tel épisode, il y a moyen de reconstituer sa pensée.
A propos de sa conception de l’usage de la violence ou de la force, Thucydide semble très froid. On a dit de lui qu’il était le précurseur –ou le fondateur- de la Realpolitik [18]. L’extrait cité en exergue (discours des Athéniens aux Méliens) exprime et résume admirablement, à mon avis, la pensée, peut-être désabusée, de Thucydide. La loi du plus fort serait-elle la meilleure ? S’agirait-il d’une loi inexorable tout comme, selon la démonstration de Thucydide, cette guerre du Péloponnèse était inéluctable ? Elle le fut, non à cause d’un fatum divin aveugle ou capricieux mais par la volonté délibérée des hommes.
Un autre épisode est tout aussi significatif où un orateur défend le fait qu’il ne faille pas nécessairement être  » juste » en politique mais qu’il faut agir suivant les intérêts politiques de la cité :

 » Nous devons, pour agir sagement, écarter la question de savoir dans quelle mesure ils sont coupables et chercher ce que nous avons de mieux à faire pour nous. Quand je montrerais que leur culpabilité est entière, ce ne serait pas une raison pour vous inviter à les mettre à mort, si ce n’était pas notre intérêt. Et quand ils auraient quelque excuse, ce n’en serait pas une non plus pour les absoudre, si la cité ne devait pas s’en trouver bien. (…) Nous ne sommes pas des juges chargés de les condamner selon les règles du droit ; nous sommes engagés dans un débat politique et nous avons à prendre à leur sujet une décision conforme à nos intérêts. » (L.III, 44)

Nous sommes sans doute plus près de Hume et d’un utilitarisme politique que de Machiavel et de son cynisme. Transformons en questions ces considérations de Thucydide et nous réouvrirons un double débat éthique de la plus haute importance : la force d’une part, l’intérêt d’autre part peuvent-ils l’emporter sur la justice ? La vraie question serait donc celle de la justice.
Au sujet de la violence, parce qu’elle est et dans la mesure où elle est irrationnelle (sauvage, désordonnée, …), Thucydide la réprouve. Le laconisme même avec lequel il fait état des dégâts humains, matériels et sociaux après chaque bataille l’exprime toujours aussi froidement.
Quant à l’implication du religieux, Thucydide note soigneusement les rites divinatoires et autres oracles auxquels se prêtent les belligérants mais n’y accorde aucune valeur explicative, ni pour lui ni pour les protagonistes, sauf que ces pratiques peuvent devenir la cause très réelle d’erreurs tactiques (comme celle du stratège athénien Nicias ayant entraîné la défaite ultime dans l’expédition de Sicile : livre 7). L’histoire chez Thucydide est une histoire  » désenchantée » (pour me référer aux problématiques de Max Weber et de Marcel Gauchet). Homère est loin, du moins au niveau de la manière de s’exprimer.
Au niveau littéraire, on est loin aussi des images colorées et sonores d’Homère. L’écriture de Thucydide est admirable de densité et de concision. Pour ces mêmes raisons sans doute, beaucoup l’ont trouvé ennuyeux et sans grâce. Pas une page, pas un mot de trop en effet. Sauf que toute cette page de l’histoire de la Grèce est, certes, de trop.

XENOPHON: L’ANABASE [19]

Cette œuvre de Xénophon (430 – 355 av. J-C) n’est, en général, pas citée dans les manuels de philosophie politique. Il est vrai qu’elle se présente comme une simple chronique de cette fameuse expédition des Dix Mille mercenaires grecs (401-400) au service du Perse Cyrus le Jeune contre son frère l’empereur Artaxerxès II et est dépourvue de développements philosophiques. Et pourtant, comment passer sous silence cette œuvre qui, par sa sobriété même, nous rapproche des faits ? Et comment ces faits ne seraient-ils pas instructifs ?
Quelques décennies auparavant, les Guerres Médiques (490-479) avaient opposé les Grecs et les Perses. Voici qu’il se trouve des mercenaires grecs pour s’allier à un prince perse, descendant du pire ennemi d’antan… Certes, Xénophon sera banni à son retour par les autorités athéniennes mais il trouva un asile bien confortable à Sparte et son décret d’exil fut d’ailleurs levé plus tard. Les Perses étaient-ils donc ces  » ennemis » absolus formant un bloc « barbare » contre un autre bloc,  » civilisé », grec ? L’Histoire n’est pas si simple. On sait qu’après ces Guerres Médiques, les Grecs se livrèrent une longue et pénible guerre entre eux (la Guerre du Péloponnèse, 431-404) et voici que l’empire perse se déchire pareillement !
Le portrait de Cyrus que brosse Xénophon (I,9) est tout à fait flatteur. Peu importe qu’il soit tout à fait exact, on a par là une idée des qualités admirées par les Grecs (ce qui est très flatteur pour les Grecs…) et on a la preuve littéraire qu’ils étaient prêts à les reconnaître chez d’autres, chez des étrangers, même anciens ennemis. On avait dit qu’ils étaient si différents de par les mœurs, les coutumes et les croyances. Mais au fil de cette expédition on constate que la manière de conclure des traités, comme la manière de les trahir, est sensiblement la même de part et d’autre. L’anabase (montée) de la côte d’Asie Mineure jusqu’au centre de la Mésopotamie se passe sans  » choc des civilisations ».
Au moment de la bataille décisive (I,8), les Grecs sont vainqueurs mais ne le savent pas. Ils vont bientôt apprendre qu’ils ont vaincu pour rien …parce que Cyrus est mort dans la bataille. Au milieu de la Mésopotamie, à des milliers de kilomètres de leur Grèce natale, sans arrières, sans logistique, nos Dix Mille sont là, sans plus de but, sans protecteur, bientôt sans chefs. Et même sans ennemi ! Celui-ci s’est en effet volatilisé. L’empereur, pourtant désormais tout-puissant dans son empire, accordera aux Grecs tout ce qu’ils demanderont pour leur retour (non sans tendre quelques pièges).
La suite, le retour, ne sera plus une affaire de guerre même si elle sera parsemée de batailles et d’embûches. Ce sera une affaire d’intelligence. Comment reconduire près de dix mille hommes (les pertes seront minimes) à bon port en parcourant des milliers de kilomètres en milieu hostile et inconnu ? Demandez à Xénophon ! De chroniqueur de guerre, il devint en effet stratège de cette katabase (descente) en bon ordre, dans la dignité, avec ses moments de fête et dans la discussion démocratique permanente. Admirable, cette armée grecque indépendante qui restera jusqu’au bout une assemblée de citoyens libres,  » une démocratie en marche » ont dit certains commentateurs ! Ne serait-ce pas cette katabase qui, loin d’être une retraite honteuse, fut la plus belle victoire des Grecs ?

PLATON: LA REPUBLIQUE [20]

Les concepts les plus communément connus de ce philosophe majeur de l’Antiquité grecque (428-347 av.J-C) sont l’idéalisme et le dualisme.
Par  » idéalisme » on entend le fait que, contrairement à la mentalité anglo-saxonne actuelle, ce ne sont pas les  » faits », ni la réalité telle qu’elle est qui serait la plus importante, ni qui serait la  » norme » ou la référence ou l’objet le plus intéressant de la réflexion mais bien les  » idées » c’est à dire toutes ces choses repensées par l’homme aussi loin qu’il peut se les représenter dans leur perfection. Aussi, en réfléchissant à  » la Cité », Platon va-t-il essayé de penser la Cité idéale (c’est l’objet de La République, une de ses principales œuvres), ce qui ne l’empêchera pas de penser aussi la Cité concrète (ce qui fera l’objet de son  » dialogue » Les Lois, sa dernière œuvre, bien moins intéressante pour nous).
Par  » dualisme », on vise le fait que, pour Platon, tous les éléments relèvent soit du terrestre, du matériel (connoté négativement comme  » imparfait »), soit du céleste, du spirituel (connoté positivement comme  » parfait ») et que l’un emprisonne l’autre (ainsi  » le corps » est-il  » un tombeau pour l’âme »), le but de la sagesse étant de libérer au maximum dès la vie terrestre l’âme du corps, le spirituel du matériel. Aussi, à propos de  » la Cité », Platon aborde-t-il longuement la question de  » la corruption » de la vie publique ou de chaque type de gouvernement (aristocratique, démocratique, tyrannique,…) et, positivement, des meilleures conditions possibles de non-corruption (d’où l’importance énorme, dans son système, de l’éducation).

Il est intéressant de noter que le sous-titre de La République est de la Justice. La valeur suprême serait donc la Justice (et non le Bonheur par exemple ou la Richesse, ou la Puissance). Et en effet, tout le premier Livre consiste à évaluer différentes conceptions de la justice (payer ses dettes ? ne pas faire de mal à autrui ? le droit du plus fort ?). Platon semble opter pour une conception qui privilégie le bon ordre ou l’harmonie. Dès que l’on dépasse le stade d’une société primitive, la société tient au fait de la division des fonctions, du travail. Le bon ordre, la justice dépendra du respect des fonctions de chacun et à ce que chacun soit à la hauteur de sa fonction. Parmi celles-ci, Platon distingue les  » gardiens » (ou  » gardiens » et  » auxiliaires » ) que sont les responsables politiques et militaires et les  » producteurs » (artisans et agriculteurs, jugés moins nobles).
Nous en retiendrons que les militaires ont, dans le système de Platon, une responsabilité noble et très importante, celle de  » gardien de l’Etat », appelant une éducation particulière et entraînant des sacrifices et des contrôles particuliers.

Platon ne semble pas se poser la question de la légitimité de la guerre. Il l’explique comme la tendance naturelle des Etats à agrandir leur territoire et donc leur richesse (373 d). Il stipule seulement que les Etats ne doivent pas s’agrandir outre mesure, de manière à ce qu’ils gardent une Unité réelle (422 a). Les Etats ont bien sûr le devoir de se protéger contre les convoitises de cités voisines plus pauvres.

A chaque fonction correspond une vertu particulière que les tenants de la fonction doivent spécialement cultiver. A la fonction de militaire correspond le courage (429 a). Il ne s’agit pas, chez Platon, de simple héroïsme ou bravoure mais de  » cette force qui maintient en tout temps l’opinion juste et légitime sur ce qu’il faut craindre et ne pas craindre » (430 b).

A côté d’un curieux chapitre sur l’éducation guerrière des enfants (466 e à 467 e), il en consacre un à la conduite à tenir envers l’ennemi (469 b à 470 d). Rien de très original ni de spécialement discuté (ni dévaster ni incendier, ni dépouiller les morts). S’y introduit un principe de discrimination entre les Grecs et les autres, les barbares (ne pas rendre des Grecs esclaves et, entre Grecs, mener les hostilités comme des gens destinés à se réconcilier (471 a). On s’étonne, de la part d’un si grand esprit, de ne pas voir s’étendre ce dernier principe à tout le genre humain. C’est en cela que, pour nous, il s’avèrerait du plus haut intérêt.

ISOCRATE: SUR LA PAIX

Avec Isocrate, on change de siècle (le discours sur la Paix date de 356) [21], de genre littéraire (de l’histoire on passe au discours) et de contexte politique. L’hégémonie athénienne s’était effondrée (404), la domination spartiate se révéla rapidement un échec (394), la suprématie de Thèbes ne sut se maintenir longtemps (371-362). Désormais la menace venait du Nord, de la Macédoine, un pays non-grec mais en voie d’hellénisation. Quelle allait être la réaction des Athéniens : déclarer la guerre à Philippe de Macédoine ou l’adopter comme nouveau porte-parole de l’hellénisme ? Les deux options ont eu leur incarnation : Démosthène et Isocrate. Selon leurs propres options politiques, les commentateurs ont loué Démosthène pour sa ferveur patriotique et méprisé Isocrate comme rêveur naïf ou, au contraire, critiqué l’étroitesse patriotique de l’un et magnifié l’ouverture d’esprit universaliste de l’autre.

L’option d’Isocrate en politique étrangère (mais il n’y eut jamais de rôle actif) était en effet d’éviter à tout prix l’affrontement avec Philippe mais de s’en faire un allié qui conduirait une Grèce enfin réunifiée contre les barbares. Sa naïveté était de croire que Philippe ne serait qu’un  » allié » d’une politique qui resterait athénienne. Philippe fut bel et bien un conquérant et le pôle politique se déplaça en Macédoine mais la conquête du monde barbare eut lieu aussi et se fit au profit de l’hellénisme.

Il est frappant de constater combien ce discours Sur la Paix, dont le sujet relève de la politique étrangère, tourne entièrement autour de la dégradation des mœurs démocratiques à Athènes même [22]. Isocrate a bien vu le lien entre les questions de guerre et de paix et les problèmes de politique intérieure. Pour ses mérites historiques, Athènes pourrait prétendre à assurer un nouveau leadership du monde grec mais à condition de s’engager à  » plus de justice et de douceur » et, concrètement, sans plus exiger de tribut, ni de garnisons, ni de droit à installer des colons chez ses alliés. Ce  » modèle » fut suivi d’effets (la  » seconde confédération athénienne » en fut inspirée) mais il était trop tard. Philippe soumit la Grèce purement et simplement suite à la bataille de Chéronée. La légende dit qu’à cette nouvelle, Isocrate (déjà très âgé) se laissa mourir de faim.

DEMOSTHENE: LES PHILIPPIQUES [23]

Démosthène fut le symbole même de la résistance à Philippe de Macédoine. D’autres voulaient y voir un allié de la Grèce contre les Barbares (Isocrate ou Eschine), Démosthène lui déniait la qualité de Grec et n’y voyait qu’un despote. Il estimait que la liberté et la démocratie devait être défendue activement, au besoin par les armes. Lui-même lutta avec acharnement par la parole (mais s’engagea comme hoplite lors de la bataille de Chéronée) pour réveiller les Athéniens de leur léthargie. Grand adversaire d’Isocrate sur le plan de la politique extérieure, il le rejoint entièrement (comme Platon d’ailleurs, un autre contemporain) dans sa critique du fonctionnement concret de la démocratie athénienne. Ses appels, très concrets [24], à se donner, à temps, les moyens militaires pour déjouer les ambitions de Philippe ne furent pas entendu à cause de ces vices, sauf trop tard !

Démosthène a-t-il artificiellement diabolisé Philippe ? A-t-il voulu construire un ennemi de toute pièce ? L’histoire n’a pas permis de juger. Philippe, aux mœurs sans doute assez féodales, fut en effet assassiné en 336, deux ans après sa victoire de Chéronée. La situation était déjà toute différente avec son fils Alexandre qui lui succéda à 19 ans. Celui-ci avait été formé dans la philosophie grecque (son maître ne fut autre qu’Aristote lui-même !). Ses fulgurants succès furent dus à ses innovations en tactique militaire, doublé d’une habile tactique politique, et non à une particulière cruauté. Il mourut très jeune (en 323) et son empire ne lui survécut pas.

Démosthène s’est-il accroché à un concept tout à fait dépassé de la  » Cité » grecque indépendante à l’heure de la formation de grands empires ? Sans doute, mais les valeurs de citoyenneté défendues par Démosthène ne l’étaient certainement pas !

ARISTOTE: POLITIQUE [25]

Autant a-t-on pu caractériser les théories de Platon d’ « idéalisme », autant faudrait-il caractériser celles d’Aristote (384-322, par ailleurs ancien élève de Platon) de  » réalisme ». Il ne s’agit cependant pas , chez Aristote, d’un esprit de compromission ( » accepter la réalité telle qu’elle est, sans plus avoir en vue un idéal ») mais d’une méthode de travail. Aristote veut partir de la réalité concrète, la décrire, la comprendre mais il veut aussi identifier la  » finalité » propre à chaque système.

Quelle est la finalité de la politique (= la vie de la Cité)? Telle est la question abordée dans ce traité dénommé Politique ( » Politeia »), reprise et critique de La République de Platon. La tendance des Modernes est, en général, de considérer que la politique est une  » administration des choses » ou pure affaire de conventions ou simple gestion de contraintes. Ce n’est pas la conception aristotélicienne ! Le but de l’organisation de la Cité est de permettre aux gens d’être heureux et tout doit être subordonné à ce but. Fidèle à sa méthode, Aristote décrit et discute longuement diverses Constitutions connues à son époque pour les évaluer du point de vue de cette capacité à permettre le plus grand bonheur possible (il discute bien sûr également cette notion de bonheur, qu’il avait déjà abordée dans un autre Traité antérieur : Ethique à Nicomaque). Contrairement encore à de nombreux Modernes, Aristote estime en effet qu’il n’y a pas de bonheur possible en dehors de la Cité, ou sans elle ou contre elle. Le bonheur ne se définit pas de manière individualiste (quitte à voir, par après, comment concilier la multitude des projets personnels). Pour Aristote, la vie associative (dont, à partir du couple et de la famille, la Cité est la forme la plus achevée) est première ; elle est  » de nature » et non simplement de convention entre des individus. Autrement dit encore,  » l’homme est un animal politique » selon la célèbre phrase d’Aristote (I,2) c’est-à-dire un être vivant dans un groupe se définissant des buts…dignes de sa finalité propre). D’où l’importance de l’équilibre social (et donc de la justice, mais aussi de la  » sympathie » ( » philia ») sociale). D’où l’exclusion des méthodes violentes, des appétits d’hégémonie, de domination contraires à la nature.

Il ne faudrait cependant pas s’y tromper : la violence, la guerre, l’armée n’occupent qu’une place infime dans le traité d’Aristote alors qu’ auparavant cette problématique occupait l’essentiel de la pensée politique grecque (d’Eschyle à Démosthène en passant par Thucydide et Xénophon). Le contexte politique venait en effet de changer : les Cités grecques n’étaient plus indépendantes. L’enjeu n’était plus leurs querelles intestines ni leurs éventuels rêves hégémoniques car, soumises à l’autorité de Philippe de Macédoine et puis de son fils Alexandre (…dont Aristote avait été les précepteur !), le pouvoir politique ne leur appartenait plus. (Par contre, profondément hellénisés, les Macédoniens allaient diffuser la culture grecque à travers le monde.) Les considérations d’Aristote sur la guerre et l’armée sont donc assez anodines. On peut citer ce passage, le plus important sur le sujet, montrant les avancées mais aussi les limites du raisonnement politique d’Aristote :  » La pratique des exercices militaires ne doit pas avoir pour objet de réduire en servitude ceux qui ne sont pas destinés à l’être mais c’est tout d’abord afin de ne pas tomber soi-même sous l’esclavage des autres, en second lieu pour acquérir l’hégémonie dans l’intérêt des populations soumises et non pour se conduire en maître absolu sur tout le monde, et en troisième lieu afin d’asservir ceux seulement qui méritent d’être esclaves » (VII, 14). Aristote observe aussi que  » les Etats exclusivement militaires se conservent aussi longtemps qu’ils sont en guerre mais s’effondrent une fois qu’ils ont conquis l’empire » (ibid., voir aussi II,9 à propos de Sparte). Le législateur doit plutôt prévoir des Institutions  » en vue d’assurer le loisir et la paix », fins supérieures de l’activité de l’Etat (ibid., ainsi que VII,2).
La limite d’Aristote (comme celle de Platon) est de maintenir un clivage entre Grecs et barbares et d’admettre une esclavage  » par nature ». La notion d’unité fondamentale du genre humain n’est pas encore à l’ordre du jour…

Violence, guerre et paix dans l’histoire de la pensée grecque (encart 1)

EVÉNEMENTS HISTORIQUES / LITTÉRATURES – IDÉES

12°s. Guerre de Troie
8°s. Homère, L’Iliade
7°s. Hésiode, Théogonie, Les travaux et les jours
6° s. (aristocratie à Athènes) / (litt. lyrique et élégiaque)
(Grèce d’Asie Mineure) / (philosophes présocratiques): Héraclite, Fragments
5°s. Guerres Médiques (490/480) / Eschyle, Les Perses (472)
Hérodote, Enquêtes (430 ?)
(Apogée d’Athènes) / (Sophocle) (les Sophistes)
Guerre du Péloponnèse (431-404) / (Euripide)
Aristophane, La Paix (421)
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse (411)
Expédition des Dix Mille (401) / Xénophon, L’Anabase (390)
4°s. (Athènes sous les Tyrans) / Platon, La République (375)
Menace macédonienne / (éloquence attique): Démosthène, Philippiques (351), Isocrate, sur la Paix (356)
(Hellénisme macédonien) Aristote, Politique (322 ?)
(les Cyniques)
(les Stoïciens, Epicuriens,…)

Violence, guerre et paix dans l’histoire de la pensée grecque (encart 2 et 3)

LES GRANDES BATAILLES

MARATHON (490): première Guerre Médique, défaite perse
THERMOPYLES (480): deuxième Guerre Médique, défaite grecque
SALAMINE (480): deuxième Guerre Médique, défaite navale perse
PLATEES (479): deuxième Guerre Médique, défaite terrestre perse
AEGOS-POTAMOS (404): guerre du Péloponnèse, défaite finale d’Athènes
CNIDE (394): défaite de Sparte contre Athènes (et les Perses)
LEUCTRES (371): défaite de Sparte contre Thèbes
MANTINEE (362): défaite de Thèbes contre Sparte et Athènes
CHERONEE (338): défaite des Grecs contre les Macédoniens

LA GUERRE DANS LA MYTHOLOGIE

ARES est le dieu des combats en ce qu’ils ont de brutaux, de sauvages, d’imprévisibles. Peu apprécié des autres divinités olympiennes, il est craint des hommes. Il n’est pas invincible et, d’ailleurs, rarement vainqueur en fin de compte. Il est fils de Zeus mais non d’avec son épouse Mètis (intelligence rusée) ni d’avec Thémis (l’équité) mais d’avec Héra (la femme fière et jalouse). Il fut apprécié d’Aphrodite (déesse de la beauté féminine) avec laquelle il eut des relations adultères et dont naquit entre autre une fille  » Harmonia ». La plupart de ses autres enfants eurent une destinée malheureuse.

ATHENA est, originellement, une déesse guerrière mais déesse du courage réfléchi, du combat ordonné, à l’inverse d’Arès son demi-frère avec qui elle ne s’entendait pas. Ultérieurement, elle devint surtout déesse des arts industrieux et de la prospérité. Fille de Zeus et de Mètis,  » avalée » en même temps que sa mère avant sa naissance, elle sortit toute armée et mûre du crâne de Zeus dont elle devint l’enfant chéri. Elle resta vierge mais eut, en fait, une fécondité sans pareil auprès des hommes qui suivirent ses conseils.

Violence, guerre et paix dans l’histoire de la pensée grecque (encart 4)

L’INSTITUTION MILITAIRE
(dans l’Athènes classique du 5°s.)

EPHEBIE: service militaire obligatoire des jeunes gens de 18 à 20 ans, d’abord dans un gymnase, puis dans une garnison de l’Attique ; condition pour accéder à la citoyenneté.

HOPLITE: soldat d’infanterie, lourdement armé (35 kg), non professionnel, statut réservé (et obligatoire suivant les mobilisations) aux citoyens libres (de la troisième classe censitaire), payant eux-mêmes leur armement, formant une phalange*.

PELTASTE: soldat d’infanterie légèrement armé, de la région de Thrace à l’origine, mercenaire; autres corps spécialisés: lanceurs de javelots, archers, frondeurs

CHEVALIER: statut réservé aux citoyens de la seconde classe censitaire, devant eux-mêmes entretenir leur cheval; la cavalerie n’a pas de fonction offensive mais de transport et de poursuite d’ennemis en déroute

LOKHAGOS:  » lieutenant », commandant une phalange hoplitique

PHALANGE: noyau de base de l’armée de terre, constituée d’hoplites* serrés les uns contre les autres sur une longue rangée et sur 4 à 8 rangées de profondeur, pouvant comporter jusqu’à 450 hommes; plusieurs phalanges constituaient un corps d’armée ( » taxis »); très grande force de résistance mais manque de souplesse; implique des habitudes tactiques très élémentaires : combats en terrain découvert, préalablement convenu, de jour

TAXIARQUE: officier supérieur, commandant chacun un des dix corps d’armée; citoyen de première classe censitaire

STRATEGE: magistrat élu pour un an par le peuple pour commander les opérations militaires et comme responsable de la défense de la cité; leur non-professionnalisme a été vivement critiqué par les auteurs; la versatilité de l’opinion publique à leur égard ne leur simplifiait pas la tâche; la démagogie de certains a parfois coûté cher à la cité.

TRIERARQUE: citoyen de première classe censitaire s’engageant à équiper et entretenir une trière et son équipage (bateau de guerre à trois rangées de rameurs; 36m x 4m; 200 hommes); la flotte athénienne a compté jusqu’à 300 trières, elle a été le fer de lance de la puissance athénienne

(0) Traduction P. Mazon, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1962.
(1) Édition critique du texte grec avec traduction française par P.Mazon dans la collection Budé, éd. Belles Lettres, Paris, 1928/1986.
(2) Dans le sillage de l’anthropologie depuis Levi-Strauss et de l’herméneutique depuis Ricoeur.
(3) Il est impossible de développer ici toute la mythologie grecque. On se reportera à un bon dictionnaire de mythologie (par ex. dans la collection In Extenso, Larousse, 1996).
(4) Interprétation inspirée de Detienne & Vernant, Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, coll. champs, Flammarion, Paris, 1974, spécialement pp.61-103.
(5) Dans son autre ouvrage Les travaux et les jours, Hésiode complète cette vision par une pensée plus personnelle où il défend la supériorité du travail, de la paix et de la justice sur la morale aristocratique, sur le goût de la guerre, sur la  » démesure » et le  » droit du plus fort ».
(6) La traduction des fragments est empruntée à Abel Jeannière, La pensée d’Héraclite d’Ephèse, éd.Aubier, Paris, 1959.
(7) Traduction in Tragiques grecs, coll. La Pléiade, NRF-Gallimard, 1962, par J. Grosjean.
(8) Darius I, empereur perse de la dynastie mède, ayant régné de 522 à 485, protagoniste de la première Guerre Médique contre la Grèce et défait à la célèbre bataille de Marathon en 490, père de Xerxès (485 – 465) ayant conduit la seconde Guerre Médique se terminant à nouveau par une défaite perse lors de la bataille navale de Salamine (480), confirmée par une défaite terrestre à Platées quelques mois plus tard.
(9) En réponse à une question de la reine à ses conseillers sur les mœurs des Grecs :  » ils ne sont pas esclaves, ils n’obéissent à aucun homme » (v.242). Dans l’inventaire des pertes perses après la défaite de Salamine, Eschyle énumère avec complaisance les possessions retrouvées par les Grecs (v.870-907).
(10) Le chœur perse attribuant à Arès (dieu grec de la guerre) le changement de fortune de l’armée (v.93) ; Darius lui-même disant :  » Zeus fait aboutir à mon fils la prophétie… »(v.740) ou évoquant  » Zeus, exacteur implacable » (v.827).
(11) Dans Les Sept contre Thèbes (467), Eschyle décrit en termes poignants les malheurs de la guerre (v.287-368) et met en scène la guerre fratricide mais justifie indirectement la guerre de résistance (v.79-181). Dans Agamemnon (458, ainsi que les deux pièces suivantes formant L’Orestie), Clytemnestre, en tuant le roi, son époux, venge la mise à mort de sa fille Iphigénie mais est surtout l’instrument de la justice divine pour les diverses fautes lors de la guerre de Troie. Dans les Choéphores, Oreste et Électre, pour venger leur père, tuent leur mère. Selon de telles règles, le meurtre devrait toujours succéder au meurtre ; mais les Euménides présentent un jugement d’Oreste devant l’Aréopage : l’ordre de la cité finit par triompher des vengeances privées aveugles.
(12) Le nom traditionnel de cette œuvre est Histoires mais il est plus exact de la dénommer Enquêtes; trad. Barquet, A., in Hérodote et Thucydide, coll La Pléiade, NRF-Gallimard, 1964.
(13) J. LACARRIERE, En cheminant avec Hérodote, …
(14) Pour étayer cette interprétation, voir HAUVETTE, Hérodote, historien des Guerres médiques.
(15) Voir la magistrale comparaison de J. de ROMILLY en introduction de l’édition de La Pléiade.
(16) Trad. Bebidour, Aristophane, Théatre complet, t.1, Livre de Poche, 1965 (excellente introduction).
(17) Dans Les Acharniens (425), il met en scène un simple paysan prenant l’initiative de négocier seul la paix, y réussit et en engrange les bénéfices bientôt convoités par les autres. Dans les Cavaliers (424), il tourne en ridicule le principal stratège, victorieux à l’époque, partisan de la guerre à outrance contre Sparte.
(18) Voir le très important chapitre que lui consacre Benjamin FRANKEL dans Roots of Realism, éd.Frank Cass, London, 1966 (un ouvrage fondamental pour l’étude des relations politiques internationales) ; voir aussi Leo Strauss, La renaissance du rationalisme politique classique, Paris, Gallimard, 1993, pp.130-168. et W. Jaeger, Thucydide, philosophe de la politique, in Paideia, Paris, NRF-Gallimard, 1964, pp.436-467 ou encore O. Regenbogen, Thukydides als politischer denker, in Kleine Schriften, éd. Beck, München, 1961, pp. 217-247.
(19) Traduction de L’Anabase de Xénophon par P. Chambry, GF-Flammarion, rééd. 1996 (1967).
(20) Traduction in Œuvres complètes de Platon, t.6 et 7, coll. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1961, par E. Chambry; étude sur La République de Platon par A. Diès dans le même volume (t.6), pp.1 à 146; voir aussi Annas, J., Introduction à La République de Platon, PUF, Paris, 1994 (1981 en anglais).
(21) Traduction des Discours d’Isocrate par G. Mathieu, coll. Budé, Les Belles Lettres, Paris, rééd. 1991.
(22) …démagogie, groupes de pression, intérêts corporatistes ou individuels, vénalité, corruption, perte de tout sens du bien public, lenteur des prises de décision essentielles, non exécution des décisions, procès politiques,  » justicialisation » de la politique, prolifération des lois, …les dénonciations d’Isocrate touchent des problèmes structurels des démocraties (…d’une surprenante actualité!).
(23) La 1° Philippique date de 351, suivie des trois Olynthiennes (349) et de trois autres Philippiques (344-341) ; édition critique du texte grec avec traduction française in Plaidoyers politiques, coll. Budé, éd. Belles Lettres, 1989.
(24) La proposition de Démosthène était d’ armer une réserve de cinquante trirèmes (bateaux de guerre), entretenir un corps de 2000 fantassins et 200 cavaliers, bien payés et constitués de citoyens et non de mercenaires.
(25) Traduction de la Politique d’Aristote par TRICOT, Paris, Vrin, 1962, 531 p.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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* * *

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– VIAN, F., La fonction guerrière dans la mythologie grecque, ibid., pp. 67-88.
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