L’abbé Mathieu Voncken, aumônier des Fusillés

L’adjt Levo a travaillé au Commandement de la Province de Liège jusqu’à sa retraite. Son intérêt pour l’histoire de notre pays l’a mené à rédiger, dans le cadre de son travail, des opuscules visant à aider les élèves des écoles primaires de la région à comprendre les événements liés à la dernière guerre et qui constituent l’histoire de notre pays. Il s’est attaché dans cet article à retracer les traits de l’abbé Voncken, personnage de la vie liégeoise durant la dernière guerre.

 

Chaboteau Dominique

108/2008

Au nord de Liège, sur les hauteurs dominant la ville se dresse l’hôpital universitaire de la Citadelle.  » De la Citadelle » est une appellation bien étrange pour un hôpital. Elle s’explique par le fait que le complexe hospitalier s’élève, depuis plus de vingt ans, sur l’emplacement d’un lieu hautement tragique et héroïque de notre histoire nationale.
C’est en 1650 que le prince évêque Ferdinand de Bavière fait construire une forteresse sur les hauteurs de la cité. Cet ouvrage, constitué de buttes de terre et de palissades de rondins, occupé par les troupes du Saint Empire germanique, n’est pas destiné à défendre la ville de saint Lambert contre un ennemi venant de l’extérieur. En effet, ses canons sont pointés vers la ville elle-même. La raison avancée par le prince despote est la nécessité de mater durablement les Liégeois toujours prompts à se mutiner.
Quelques années plus tard, la principauté est entraînée dans les premières guerres de Louis XIV. L’ancienne fortification de bois et de terre fait bientôt place à une citadelle construite en briques et en pierres de taille. Au cours des siècles, la citadelle est partiellement détruite, reconstruite, transformée, jusqu’à la révolution de 1830. En 1914, c’est en ses murs que le 12ème régiment de Ligne (12 Li), qui va devenir le plus glorieux régiment de notre armée, est caserné. Après la Grande Guerre, le 12 retrouve ses quartiers abandonnés cinq ans plus tôt. Il y reste jusqu’à la campagne des Dix-huit Jours et la nouvelle occupation allemande. Dés le mois de mai 1940, les Allemands transforment un bâtiment de la citadelle en prison qui devient le  » bloc 24″. D’abord, y sont détenus des prisonniers de guerre, avant leur transfert en Allemagne, puis des otages et enfin les condamnés à mort qui bientôt imprègnent de leur sang la terre liégeoise. Avec ceux des martyrs un nom reste à jamais attaché à ce lieu sacré.
Mathieu Voncken voit le jour à Schimmert au Pays-Bas le 13 janvier 1880. En 1903, il est professeur au collège de Saint-Joseph de Beringen. Ordonné prêtre à Liège en 1904, il continue sa carrière d’enseignant : professeur de mathématiques, de sciences, de législation scolaire, de calligraphie, d’écriture, de commerce. Il enseigne à l’école normale de Saint-Roch, puis au collège Saint-Hadelin à Visé. En 1921, il devient directeur de l’école primaire Saint-Remacle à Liège qu’il quitte un an plus tard pour la direction de Saint-Charles. C’est le 17 janvier 1935 que l’abbé Voncken est agréé  » Capellani carcerum » de la prison Saint-Léonard à Liège.
C’est au début de 1941 que l’aumônier de la prison fait la connaissance du détenu René-Marcel Zabeau. Celui-ci était, en mai 1940, maréchal des logis au fort de Tancrémont. Fait prisonnier après la capitulation, il avait été libéré en juin et travaillait au service de déminage des munitions abandonnées au cours de la campagne. Il a été arrêté le 2 février 1941 et incarcéré à la prison Saint-Léonard avec plusieurs soldats qu’il avait eu sous ses ordres. Ils sont sous l’inculpation d’un fait de guerre. Voici comment le sous-officier explique les faits.
 » 1° Vers le 16mai 1940, j’étais avec mes hommes dans les bois de Fraipont, occupant un poste d’observation du fort de Tancrémont ;
– 2° Nous n’étions ravitaillés par personne et mes hommes allaient à la nourriture chez l’habitant du village ;
– 3° Au cours d’un de ces ravitaillements, ils rencontrèrent un soldat allemand, le firent prisonnier et l’emmenèrent au poste ;
– 4° Après avoir été interrogé, ce soldat voulut fuir ; je lui fis les sommations, mais malgré mes cris de  » halte ! », il fuyait ;
– 5° Nous fûmes donc obligés de tirer. Il fut tué et, pour ne pas gêner les opérations et comme un poste d’observation doit toujours rester ignoré, mes hommes l’enterrèrent sur place ».
Le tribunal allemand admit cette version de l’incident, sauf un détail, celui de la fuite. Le président déclara simplement :  » Un soldat allemand ne fuit pas ». Un acte légitime devenait ainsi un acte de barbarie vis-à-vis d’un prisonnier sans défense. Il y avait mort d’homme, le soldat allemand. Le 16 avril 1941, René Zabeau est condamné à mort et transféré à la citadelle.
Après plusieurs démarches auprès des autorités d’occupation, l’abbé Voncken est autorisé à rendre visite au condamné qu’il voit dans sa cellule le matin du vendredi 9 mai 1941. René parle beaucoup de sa maman, décédée quelques années plus tôt, de sa femme et de son jeune fils.
Le lundi suivant, l’aumônier visite de nouveau le prisonnier qui lui apprend que la condamnation est confirmée et que le recours en grâce est rejeté. Cependant, son avocat a adressé un nouveau recours à S.M. la Reine Elisabeth. René est calme, il garde confiance, se confie à Dieu et se soumet à lui. Les deux hommes discutent familièrement, tout en fumant des cigarettes, des vérités religieuses fondamentales. René fait ses réflexions et pose des questions. N’ayant pas de crucifix, il a dessiné une petite croix sur le mur, au dessus de sa table de bois blanc. Il a une grande foi et un culte filial pour la sainte Vierge. Il parle de ses fréquents pèlerinages à Val-Dieu.
La troisième visite du 16 mai est consacrée à la confession que René désire faire. C’est d’abord une lutte pénible, mais qui se termine par une formidable victoire sur lui-même :  » Je pardonne tout à tous ! ». L’abbé est ému par ce soldat qui pleure, qui pleure de joie et s’écrie :  » Je ne savais pas qu’on pouvait avoir tant de joie à pardonner ! ». Il veut que les siens pardonnent comme lui-même, laissant à Dieu seul le soin de juger. Les deux hommes causent encore et encore en fumant et en buvant un verre de fine offert par un distillateur liégeois.
S. Exc. Mgr Kerkhofs, évêque de Liège, a écrit à S. Em. le Cardinal de Malines afin qu’Elle intervienne en sa faveur auprès du gouverneur général von Falkenhausen. Toutes ces démarches restent vaines. Le 20 mai, l’aumônier reçoit l’ordre de se présenter chez l’auditeur militaire : René Zabeau sera exécuté le lendemain matin car :  » Tout a été jugé en pleine objectivité ! ». Le prêtre demande l’autorisation d’accompagner le condamné jusqu’au dernier moment et de pouvoir lui donner l’extrême-onction avant le coup de grâce. L’auditeur réplique :  » Chez nous, le coup de grâce n’est pas nécessaire; le peloton suffit ! ».
Mais, finalement, l’autorisation est accordée. A 17 heures, Mathieu Voncken entre de nouveau dans la cellule du bloc 24. Les deux hommes parlent de la préparation à la communion. Zabeau est courageux, il a adressé une lettre à sa femme d’une écriture ferme. Il est d’un grand calme, il demande au prêtre de soutenir son courage, s’il faiblissait au dernier moment.
Le matin du mercredi 21 mai 1941, avant 5 heures, c’est l’ultime rencontre entre les deux hommes. Agenouillé devant la petite table de son cachot René communie et ils prient. Il est déjà 6 heures, les feldgendarmes sont là, le condamné, les mains liées, fume une cigarette. Puis, ils s’en vont entre deux gendarmes allemands, des officiers les suivent. La cigarette est fumée, ils continuent leurs prières et voici le lieu du supplice avec le poteau, le groupe des juges et douze soldats l’arme au pied. René reçoit, à genoux, l’absolution puis se relève droit et fier. Les deux hommes s’embrassent.  » Au revoir »,  » Au ciel » répond le prêtre. Zabeau se place lui-même devant le poteau auquel on l’attache. Il fixe le crucifix. Malgré lui, on lui bande les yeux, ses lèvres remuent, il prie. L’abbé Voncken détourne les yeux quand les fusils crépitent. Le courage du maréchal des logis Zabeau, le premier fusillé de la Citadelle, n’a pas fléchi. Il avait 31 ans, il laisse une jeune femme et un petit garçon.
Aujourd’hui, peut-on imaginer, à quel point le cœur et l’âme de l’aumônier ont été  » vrillés » par ces instants d’immense douleur. Homme de Dieu, mais aussi enseignant et intellectuel, comment pouvait-il être préparé à une telle mission ? Et cette mission va se poursuivre. Du 21 mai 1941 au 29 janvier 1943, il escalade quatorze fois – ses quatorze stations – la colline de la  » Citadelle » pour accompagner trente-quatre patriotes à la mort. Tous, Belges et étrangers, chrétiens, mais aussi socialistes et communistes, accepteront avec ferveur l’ultime réconfort de Mathieu Voncken. Puis, les Allemands  » congédieront » le prêtre belge, lui préférant un aumônier de la Wehrmacht. Pendant toute la guerre, il aide et soutient les familles de ses chers fusillés. A la libération, il leur consacre un livre :  » Nos Fusillés nous parlent ! – Mes quatorze stations à la citadelle de Liège ». En 1945, Mathieu Voncken est  » Rector emeritus » et chanoine honoraire en 1950. Longtemps après la guerre il a dit la messe lors des cérémonies de commémoration sur le lieu même des exécutions. Il a été souvent honoré par la ville de Liège, mais aussi au niveau national et international. Il décède à Liège le 30 mars 1971.
Aujourd’hui, la vieille citadelle a donc cédé la place à un l’hôpital, mais l’endroit des fusillades est préservé. C’est  » L’Enclos national des Fusillés ». Autour de la butte plus de quatre cents croix gardent le souvenir de ceux qui avaient été enterré là par les Allemands : cent nonante-sept fusillés et les autres : abattus en rue, battus à morts, torturés,… Certains corps ont été repris par les familles, d’autres restent à jamais à la  » Citadelle de Liège ». Mathieu Voncken, leur aumônier, repose parmi eux.

Jean-Marie Levo
Adjt (R)

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