La religion comme sortie de la violence: l’anthropologie religieuse de René Girard

Essai concernant l’anthropolgie religieuse de René Girard.

 

Selis Claude

Les religions sont plutôt perçues comme des facteurs de violence. L’histoire nous en offre de multiples exemples. Dans bien des cas, les causes des violences et des guerres étaient sans doute mélangées et la religion n’y a servi que de prétexte. Toujours est-il qu’au niveau du combattant concret, la motivation religieuse pouvait être réellement présente. A chaque fois, même dans des conflits récents et même de la part de nations largement sécularisées, on y a fait appel et les religions ont joué le jeu.

A différentes époques et, en ce qui concerne la nôtre, surtout depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, les Eglises ont développé un discours pacifiste. Ce mouvement a occasionné de nouvelles recherches dans le sens d’une  » théologie de la paix », recherches et déclarations qui sont certes représentatives du sens actuel de la responsabilité des Eglises vis-à-vis du monde. Cependant ce discours peut continuer à paraître opportuniste ou conjoncturel. Il a eu le mérite de mettre en lumière et en valeur les arguments en faveur d’une vision pacifique mais il n’a pas réussi (et s’est peu préoccupé) à repenser la violence.

Repenser la violence dans son lien avec le religieux, c’est vers cela que se sont orientés les travaux de l’anthropologue français (mais travaillant aux U.S.A.) contemporain, René Girard. Par une relecture tout à fait originale mais anthropologiquement cohérente des grands textes littéraires (dont les textes bibliques), il en arrive à la conclusion que le judéo-christianisme, par sa violence même, sera (et aurait dû être…!) la religion de la sortie de la violence. Essayons de retracer ce parcours.

La question fondamentale pour un anthropologue est d’essayer d’identifier comment et sur quoi se fonde et se structure un groupe humain. Se démarquant des courants anthropologiques contemporains (évolutionniste, fonctionnaliste, structuraliste,…), René Girard identifie la violence comme fondatrice selon un processus en plusieurs étapes.
La première étape est celle du mimétisme: chacun désire la même chose, non pas que cette chose serait rare ou précieuse ou qu’il en aurait spécialement besoin, mais parce qu’elle est désirée par un autre.
C’est l’autre qui désigne telle chose comme désirable et qui engendre donc une rivalité mimétique [0]).
Un mimétisme généralisé aurait tendance à rendre le groupe social uniforme dans ses désirs et ses comportements. Il suffirait, croit-on, de donner la même chose à tout le monde pour résoudre tout problème de rivalité et donc de violence. C’est, en effet, l’option de toutes les sociétés égalitaires. Une telle société impliquerait un renoncement inconditionnel à tout désir personnel au profit d’un Pouvoir qui distribuerait en parfaite équité ce qu’il jugerait bon. Outre qu’une telle société serait nécessairement égalitaire (et donc immobiliste), elle échouerait de toute façon parce qu’elle serait incapable d’honorer son contrat de parfaite équité, relançant de manière exacerbée le mécanisme de la rivalité mimétique, la moindre différence de traitement étant perçue comme la plus grande injustice.

De telles situations, inévitables, de crise mimétique ne peuvent que déboucher sur une violence généralisée, aveugle et suicidaire. C’est ce qui s’est sans doute passé bien des fois dans l’histoire. Les sociétés les plus sages (les seules sans doute à avoir survécues) ont évité ce massacre en désignant parmi elles une victime émissaire. Son rôle était de concentrer en elle toute la violence collective du désir mimétique pour l’expulser du groupe social afin que celui-ci retrouve sa paix (et rendant possible une société non-égalitaire). Il fallait que la victime soit innocente et choisie arbitrairement puisque, pour être efficace, il fallait qu’il n’y ait pas d’autres raisons de s’en prendre à cette victime que de servir à cette expulsion ou alors leur seule  » faute » devait être de présenter des signes victimaires (tout type d’  » anormalité » ou de spécificité, sans lien objectif avec une quelconque culpabilité réelle). Pour être efficace et représenter physiquement l’unanimité consentante du groupe, il fallait encore que l' » expulsion » en question prenne la forme d’un rite, démonstratif, auquel tout le monde puisse (doive) prendre part.

Ce rite, pour être efficace, devait-il prendre la forme d’un sacrifice violent? Le principe étant celui de l’expulsion, il est clair que l’expulsion la plus radicale est la mise à mort ou la destruction. Bien des sociétés ont, en effet , pratiqué le sacrifice violent et même le sacrifice humain. Il n’y a, en tout cas, pas de société sans mythes de violence et, derrière ceux-ci, il y a toujours une violence qui a été réelle.

Relisant le mythe de Caïn et Abel, René Girard nous fait même remarquer que c’est celui qui pratique un sacrifice non-violent (Caïn offrant des végétaux) qui se révèle être le plus violent dans la réalité (puisqu’il tue réellement son frère) tandis que celui qui offre le sacrifice violent (Abel ayant sacrifié un animal) est le pacifique dans la réalité de la vie courante. Autrement dit, c’est celui qui est religieusement violent qui, dans la réalité, est le non-violent . Dieu, selon le récit, avait d’ailleurs agréé le sacrifice d’Abel et non celui de Caïn, signifiant par là qu’il agrée celui qui est non-violent dans la réalité et qui a trouvé un moyen d’expression dérivé à sa violence. Le judaïsme avait donc trouvé le moyen de sortir de la violence réelle par la violence sacrificielle, elle-même évoluant vers la violence symbolique.

Comment situer le sacrifice du Christ par rapport à cela? Qu’apporte-t-il de nouveau ou de spécifique? En quoi serait-il sortie ultime de la violence? L’événement fondateur du christianisme est le dyptique Passion-Résurrection. Au niveau des récits de la Passion, le Christ incarne exactement l’image du serviteur souffrant isaïen qui n’est autre que la victime innocente qui offre sa vie pour sauver celle de son peuple (mort vicaire et expiatoire). Pour ceux qui le tuent, il s’agit d’une violence bien réelle mais le Christ en fait un sacrifice religieux, incarnant à la fois la victime émissaire isaïenne et l’agneau pascal (reprise d’un sacrifice entièrement ritualisé). Avec, en plus, le titre de Fils de Dieu, il doit symboliser la réconciliation ultime ( » nouvelle alliance ») après ce crime ultime. Ce sacrifice devait donc être le dernier…

On sait qu’il n’en a pas été ainsi et que l’Eglise elle-même a reconduit nombre de sacrifices bien trop réels dans l’histoire. Il n’en reste pas moins que, pour René Girard, le judéo-christianisme est la seule religion à disposer de l’arsenal anthropologique adéquat pour sortir de la violence. Sa responsabilité est d’autant plus grande vis-à-vis du monde.

(0) Cette observation a, depuis, été appliqué par d’autres auteurs à la vie économique et se révèle être un principe pertinent de la violence économique:
– Paul DUMOUCHEZ et Jean-Pierre DUPUY, L’enfer des choses, René Girard et la logique de l’économie, Seuil, Paris, 1979 ;
– Jean-Pierre DUPUY, Le sacrifice et l’envie, le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Calmann-Levy, Paris, 1992.

Bibliographie

Bibliographie complète:

– Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961
– La violence et le sacré, Grasset, 1972.
– Critique dans un souterrain, 1976, rééd. Livre de Poche, Biblio-Essais.
– Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978, rééd. idem.
– Le bouc émissaire, 1982, rééd. Idem.
– La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985.
– J’ai vu Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999.
– Celui par qui le scandale arrive, Grasset, 2002.
– La voix méconnue du réel, Grasset, 2002.

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