Armement, une éthique est-elle possible?

Réflexion sur la question si une ‘éthique militaire’ est possible.

 

Selis Claude

Le 13 janvier 1998, était organisé une conférence au nom des Equipes chrétiennes d’Officier dans la Galerie des Généraux. Le thème se situait dans le prolongement du colloque « Technologie, Défense et Economie » organisé par l’Ecole peu auparavant au palais d’Egmont. Le titre en était: « Armement, une éthique est-elle possible ». Après un rappel et une synthèse des sujets abordés au colloque (synthèse présentée par l’aumônier), Luc Mampaey, économiste, chargé de recherche au Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité, présentait la situation et les tendances du marché de l’armement. Le directeur même du GRIP, Bernard Adam, présentait ensuite la situation et les tendances de la législation en matière d’armement. Un débat, enrichi de l’expérience de divers experts en armement ou désarmement, clôturait cette après-midi suivie attentivement par une trentaine d’officiers et professeurs.

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Le colloque, centré en fait sur la reconversion de l’industrie de l’armement, avait permis d’aborder les diverses stratégies industrielles mises en oeuvre dans un contexte de réduction des armements suite à la fin de la Guerre froide (privatisation, regroupements d’industries, agressivité concurrentielle, abandon de certains produits, diversification, nouveaux produits). Sans du tout remettre en cause le caractère positif de la réduction des armements au niveau mondial, plusieurs interventions insistaient sur le fait que ce processus de reconversion devrait être soutenu et facilité par les Pouvoirs publics et institutionnels. Cette nécessité de reconversion intervient en effet dans un contexte économique global qui est lui même en récession et en restructuration. Les conséquences sociales et économiques pourraient encore en être aggravées dans les pays occupés à passer d’une économie planifiée à une économie de marché.
Une simple planification des besoins en armement à long terme permettrait déjà aux industriels de redéployer leurs moyens à bon escient.
Une simplification des démarches administratives au niveau européen (et donc une révision de l’article 223 du Traité de Rome qui fait une exception pour les armements à leur libre circulation intra-européenne) serait une autre mesure (proposée par le Commissaire K. Van Miert lui-même).
Une meilleure coopération et concertation sur des programmes d’armements permettrait d’éviter de nombreux gaspillages financiers et en énergie de Recherche et Développement. Faut-il y voir les Etats-Unis comme des concurrents et penser cette coopération au niveau intra-européen ? ou envisager d’autres axes (Europe – Russie/Ukraine) ? Quelle est la place des « petits » pays ? Plusieurs accords de coopération en R&D militaire existent mais ne concernent chaque fois que deux, trois, quatre pays. L’UEO n’y a pas sa place ni son rôle comme tel. On s’oriente plus vers une intergouvernementalisation que vers une véritable politique commune au niveau des institutions pourtant existantes.

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L’exposé de Luc Mampaey a d’abord permis de préciser quantitativement ce que signifiait cette « réduction » des armements. Après avoir rassemblé, coordonné, converti différentes sources afin de disposer de données fiables et comparables, il apparaît qu’effectivement les livraisons d’armements conventionnels dans le monde ont baissé de plus de la moitié entre 1986 et 1996 (de 64,2 à 30,0 milliards USD, prix et taux de change constants 1996). Cette diminution touche toutes les régions du monde mais les proportions restent les mêmes (ainsi, les Pays en voie de développement absorbent toujours plus de la moitié de ce marché).
La part relative des pays exportateurs s’est, par contre, modifiée. La part des Etats-Unis s’est considérablement agrandie (de 17 à 46 %) aux dépends de la Russie (de 42 à 9 %) mais, depuis peu, celle-ci a l’air de reprendre des parts de marché.
Au niveau importateur, le Moyen-Orient reste le plus grand consommateur mondial (plus de 30%). L’Asie de l’Est augmente sa part (de 11 à près de 21%) ainsi que, avec des valeurs absolues beaucoup moindres, l’Amérique latine (de 2 à 5 % environ).
La répartition des exportations belges d’armes et de munitions fait apparaître que l’Arabie Saoudite à elle seule en absorbe 64%. Ces exportations sont, globalement, en baisse (de 10 à 8 milliards BEF entre 1989 et 1996) mais les exportations de matériel de haute technologie sont en hausse. Ceci pose un problème particulier. Il deviendra en effet de plus en plus difficile de déterminer, dans les matériels de haute technologie, ce qui est militaire et civil, l’usage pouvant en être double.
La tendance des pays dits « en voie de développement » à se sur-armer pose également question. Sont-ce les pays exportateurs (en général industrialisés) qui les incitent en ce sens ? Pourquoi certains de ces gouvernements, contre toute logique économique, abondent en ce sens ? L’argument sécuritaire est-il toujours fondé ? Mais, manifestement, il y a un lien entre sécurité et développement !

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A propos de la situation et des tendances de la législation en matière d’armement, Bernard Adam faisait remarquer que la fin de la Guerre froide avait entraîner une dérégulation complète: « Tout le monde vend tout à n’importe qui ». Cette pratique irresponsable entre en contradiction avec le nouveau concept politique de « prévention des conflits »: les mêmes qui ont joué aux pyromanes proposent leur service comme pompiers; nos soldats se font tués par des armes que l’on a vendu aux forces adverses. Les nouveaux conflits, de plus en plus intra-étatiques, mettent aux prises des troupes irrégulières où l’on ne distingue plus toujours les motivations politiques des motivations criminelles. Les populations civiles sont de plus massivement victimes de ces conflits. Ce sont des armes légères (non reprises dans les Traités) qui y sont les plus utilisées et qui tuent le plus. Elles font le plus facilement l’objet de trafics.

Du côté législatif, Bernard Adam constate qu’il n’y a pas de traité de non-prolifération pour l’armement conventionnel comme pour le nucléaire, le biologique ou le chimique mais il y a bien des traités de limitation ou de désarmement régionaux (réduction des Forces Conventionnelles en Europe, Paris, 1990; Accords de Dayton pour l’ex-Yougoslavie) ou, depuis 1995, entre pays industrialisés, un « arrangement » (informel) dit « de Wassenaer » (visant à contrôler l’exportation de technologies ou matériaux sensibles). L’ONU ne dispose que de la menace de l’embargo et d’un registre (sur base volontaire et non contrôlé) de transferts d’armes. L’Union europérenne de son côté a défini (depuis 1991) un « code » d’exportation tenant en huit critères et d’autres règles pour les produits à double usage (civil et militaire). Mais en attendant un véritable traité multilatéral, il faudra encore améliorier et appliquer réellement les législations nationales et compter sur la pression d’une opinion publique mondiale. A cet égard, le sauvetage du traité d’interdiction des mines anti-personnels est un exempe.Les accords de maintien de la paix (désarmement, destruction des armes, démobilisation) devront être correctement appliqués (et soutenus…). Plus globalement, les armées concernées devront repasser sous contrôle politique démocratique et redevenir des armées « régulières ».

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Le respect des Traités (et, d’abord, leur amélioration et extension, ensuite de véritables moyens de contrôle et de sanction) serait, certes, un pas dans la bonne voie d’une éthique de l’armement mais une multitude de traités ne fait pas encore une éthique. Celle-ci doit être fondée sur des valeurs largement et profondément partagées, capables de résister aux mises à l’épreuve. Nous touchons là aux conceptions de vie et de société dont les diverses philosophies et religions sont l’expression. Y a-t-il moyen de trouver un dénominateur commun à cet égard ? L’actualité ne va pas dans ce sens. Certains ouvrages (par ex. Huntington, Le choc des civilisations) en théorisent déjà l’échec.
Une autre voie est de rendre le recours aux armes le moins nécessaire, le moins utile possible. Le modèle de l’intégration européenne rend la confrontation armée entre l’un ou l’autre des partenaires absolument inconcevable. A cet égard, l’objectif de Schumann et Monnet a été pleinement atteint. Sans pousser l’intégration aussi loin, multiplier les interdépendances (économiques, politiques, sociales, culturelles,…) n’est-il pas le meilleur moyen de créer et de fortifier un climat de sécurité collective ? Cette notion ne devrait-elle pas s’étendre aux populations (et non seulement aux Etats) tant on voit que les zones de conflits deviennent de plus en plus souvent intra-étatiques ? Ne devrait-elle pas être étendue jusqu’aux personnes tant on voit que la précarité économique et sociale pousse les individus à des comportements désespérés débouchant facilement sur la violence ?

L’armement, une éthique est-elle possible?
S’en prendre à la commercialisation est presqu’inutile (l’effet essentiel des embargos est de créer des marchés noirs encore plus rentables). S’en prendre à la production est moins inutile à condition de disposer de moyens de contrôle et de sanction efficaces (mais, en cas de confrontation réelle, il y a fort à parier que les belligérants reprendront toutes leurs libertés..). Un troisième niveau est celui de l’usage. L’usage des armes est réglementé depuis longtemps dans les armées régulières et ce sujet bénéficie de la réflexion éthique depuis des siècles (voir les critères de la « guerre juste »). Mais on a bien vu qu’il ne fallait pas nécessairement des armes pour tuer à grande échelle et rapidement (usage des machettes au Rwanda). D’autre part les produits à « double usage », en démilitarisant le problème, le posent d’une manière encore plus large et complexe.
Le vrai problème semble être de dimininuer au maximum la nécessité ou la tentation de recourir aux armes pour résoudre les conflits.
Une réflexion éthique sur l’armement nous renvoie donc surtout à une éthique des relations internationales…

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