Religion et nationalisme

Religion et nationalisme

Le 14 décembre 1999 avait lieu à l’Institut Royal Supérieur de Défense et à l’initiative du Centre d’études Théologie et éthique militaire un colloque sur le thème: Religion et nationalisme dans les nouveaux conflits avec la participation de quatre orateurs extérieurs: le général e.r. serbe bosniaque Divjak (défenseur, du côté bosniaque, de la ville de Sarajevo), l’aumônier en chef de l’armée croate Roscic, le directeur de l’Institut für Theologie und Frieden le Dr. Justenhoven et le Père E.Herr s.j., auteur d’une thèse de doctorat sur ” Etude éthique et théologique des questions de guerre et de paix en Europe”. Le colloque a rassemblé une centaine de personnes. Un numéro spécial sera consacré aux interventions et aux suites de cette rencontre. Ci-dessous est évoqué la problématique globale.

 

Selis Claude

On assiste, indubitablement, à un réveil des nationalismes. Ce phénomène peut paraître paradoxal à l’ère de la mondialisation. Au contraire, il s’agit sans doute en partie d’une réaction contre cette mondialisation où les populations craignent de perdre leur identité. Mais on sait qu’un autre phénomène a favorisé ces réveils : la fin de la logique des Blocs (Est-Ouest) a libéré des revendications nationales longtemps gelées ou étouffées au nom de cette logique.

Ce qui est plus curieux, c’est que ces aspirations nationalistes se sont exprimées sous des formes religieuses, même dans des pays largement athées. Certes, pour les pays de l’ancienne URSS en tout cas, le retour à la liberté religieuse faisait partie de leur libération tout court mais économistes et stratèges auraient plutôt donné la priorité à l’indépendance économique et militaire. Or, précisément à ces niveaux-là (qui font la vraie indépendance, croit-on), ces mêmes pays se sont empressés de s’intégrer à des Alliances (du type Union Européenne ou OTAN) leur ôtant une grande part de cette indépendance ! Il est également intéressant de constater que ces très rationnels arguments économiques et militaires n’ont pas émus ni motivé les populations concernées. Il fallait retrouver la liberté. Cela passait par le rejet de l’ancien modèle (économie soviétique planifiée et Pacte de Varsovie) mais il n’y a pas eu de ferveur à adopter l’autre modèle (marché libre et OTAN). Au contraire, sauf dans les milieux financiers ou d’une nouvelle élite, la circonspection était grande et un passage progressif d’un modèle à un autre aurait été souhaité (et, sans doute, souhaitable). Par contre, l’identité religieuse (catholique, orthodoxe ou musulmane dans le cas des Balkans) a aussitôt, spontanément et largement, été adoptée et utilisée pour se reconstituer une identité nationale et se démarquer des autres.

Il y a de quoi s’interroger sur la qualité de cet attachement religieux, surtout auprès de ces populations ” athéisées”. Il est probable en effet que la plupart de ceux qui portent haut leurs emblêmes religieux ne savent même pas à quoi ils correspondent et s’intéressent peu au contenu profond de la croyance en question. Il s’agit sans doute plutôt d’un attachement sociologique (adoption des us et coutumes du groupe social dont on fait partie) ou historique (conscience de devoir préserver un patrimoine culturel). On ne peut pas nier qu’il puisse aussi y avoir de vrais choix personnels de conviction mais ce ne sont sans doute pas ceux-là qui ont utilisé la religion comme moyen d’affirmation identitaire ségrégationniste. Il reste que le sociologue ou l’historien ne peut ignorer que le facteur religieux ” fonctionne” encore, même là où on aurait pu le croire éteint. Ne serait-ce pas que l’on touche à une corde profonde de l’homme, quelque soit notre jugement sur la qualité de cet attachement?

On pourrait s’interroger encore sur l’influence des Institutions religieuses concernées et leurs autorités. Il serait difficile de croire que les Institutions à elles seules auraient pu créer aussi rapidement et aussi largement une propagande religieuse à ce point efficace si les conditions de réception n’avaient pas été favorables. On retrouve la ” corde profonde de l’homme”. Les instances religieuses sont d’autant plus responsables de la manipulation qu’ elles feraient de ce sentiment profond (respectable rien que parce que profond !). Théoriquement, il y a peu de manipulation possible : le discours théologique de chacune des religions est connu, leurs Ecritures de référence font partie du domaine public. Toutes, à première vue ou selon le propos d’éminents représentants, prêchent la paix, la tolérance, la réconciliation. Alors pourquoi la guerre? Pourquoi les populations utilisent la religion pour se démarquer, pour exclure, pour se motiver à tuer l’autre? Il faudrait donc examiner le discours religieux de plus près, dans son ensemble et sur la longue durée. A moins que les instances religieuses aient un double langage : le discours officiel et un autre, plus occulte ! Mais même celui-là, sauf incohérence totale du système (et donc son auto-invalidation), ne peut entrer en contradiction avec les principes fondamentaux du discours officiel ! Ce qui se passe sans doute, c’est que le discours religieux choisit, en fonctions des circonstances, d’insister moins sur certains aspects de son message ou leur donne une interprétation métaphorique neutralisant leur force prophétique pratique et, d’autre part, de gonfler d’autres aspects, valables en eux-mêmes peut-être, mais porteurs de discorde et de violence en telles ou telles circonstances. Outre le discours officiel, il faudrait donc repérer les effets de double langage et les mécanismes interprétatifs dans leurs liens avec des situations socio-politiques concrètes.

Si la religion est cet hôte indésirable (parce que porteur de division) dans la définition de la Nation, ne pourrait–on pas imaginer la Nation sans la Religion? C’est bien ce qui a été tenté en Europe occidentale suite, remarquons-le bien, à la pénible et longue ” Guerre de religions” (entre protestants et catholiques) au 17° siècle. En France, c’est la principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat qui a prévalu. Son exercice s’est révélé difficile, ambigu, parfois inadapté et injuste, souvent meurtrier (la guerre de Vendée par exemple). Il manque une véritable évaluation qualitative de ce principe avant de vouloir l’imposer à d’autres ! Le fait que le sujet soit tabou de la part de ses défenseurs montre que rien n’est réglé. En Allemagne, on s’est d’abord orienté vers le principe plus réaliste mais peu glorieux du ” cuius regio, eius religio” (à tel territoire telle religion). On renonçait à redéfinir un consensus commun pour recréer des petits mondes homogènes parcellisés. Ce processus n’avait aucun avenir mais le rêve de reconstituer un grand empire idéologiquement (et racialement) homogène en a été nourri et a abouti aux conséquences que l’on sait. D’autres tentatives de recréer des mondes idéologiquement (que l’idéologie soit une religion ou une anti-religion) homogènes seraient tout aussi inacceptables. Reste la question de recréer un consensus. Car un groupe social donné sur un territoire donné ne peut pas vivre que de codes législatifs (société purement ” contractuelle”). Il lui faut un accord idéologique profond sur un certain nombre de valeurs fondamentales. De toute façon, un code législatif repose sur des valeurs de type philosophique. Pourquoi faudrait-il exclure la religion, les religions, de ce débat. Il faut cependant que les religions acceptent ce débat c’est à dire acceptent de renoncer à leurs prétentions hégémoniques respectives non pas nécessairement en soi mais en tout cas dans le cadre de ce débat politique.

N’y aurait-il pas lieu, finalement, de reposer aussi la question de la définition de la Nation. En Europe, nous sommes les héritiers d’une conception de l’Etat-Nation datant du 19° siècle où chaque Etat est conçu comme la propriété privée de son Prince (même si son prince est un parlement démocratiquement élu). D’où l’importance obsessionnelle donnée au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures, l’acharnement à se créer une histoire nationale homogénéisante quitte à fabriquer les mythes historiques ad-hoc, à défendre les intérêts de son pays même contre les intérêts (ou même l’existence) des autres ou du genre humain tout court, éventuellement assortie de la nébuleuse croyance que si chacun poursuit son intérêt propre, l’intérêt de tous sera assuré. Ce concept a eu du succès (également à l’exportation) puisqu’il attribuait un pouvoir énorme au Pouvoir. Il est devenu bien difficile de s’en défaire. Même le bel idéal européen (suite, à nouveau, à des guerres !) s’est orienté vers une Europe des Etats et non une Europe des régions (qui aurait pu être bien plus proche des gens et pouvant se revendiquer de racines historiques bien plus anciennes). On voit aussi qu’à chaque prétexte, les réflexes protectionnistes nationaux remontent à la surface. C’est aussi cette structure d’Etat-Nation et le pouvoir qu’il veut garder qui donne à une idéologie fédérative (rôle que peut jouer une religion, surtout une religion ” sociologique”) une place aussi importante. Sans réduire l’Etat à une pure administration des choses, comment redéfinir autrement la Nation (si c’est bien nécessaire) pour que des être humains puissent vivre ensemble et se développer dans toutes leurs dimensions pour le plus grand bonheur de tous?

Geen reactie's

Sorry, het is niet mogelijk om te reageren.