Le point de vue du théologien: de l’obéissance ‘réligieuse’ à la déobéissance civile

Le point de vue du théologien: de l’obéissance ‘réligieuse’ à la déobéissance civile

Dans le cadre d’un colloque sur l’obéissance militaire organisé à l’Ecole Royale Militaire par la chaire de philosophie les 27 – 28 et 29 juin 2001, les organisateurs avaient invité l’aumônier Selis à présenter, dans une session parallèle, le point de vue du théologien sur le sujet. Vous trouverez ici, en substance, la réflexion développée en cette circonstance.

 

Selis Claude

Il ne fait pas de doute que l’Eglise ait développé une réflexion consistante à propos de l’obéissance dans ses deux aspects : par rapport à Dieu et par rapport à l’autorité humaine. Il ne fait pas de doute non plus que ces conceptions aient eu une influence sur la société civile, qu’elle ait voulu les exploiter ou s’en défaire. Il se justifie donc de faire le point sur la question d’autant plus que la théologie politique de l’Eglise s’est profondément modifiée au cours de ces deux derniers siècles et que les conditions militaires se sont encore tout récemment modifiées aussi.

1. L’obéissance à l’autorité civile s’est essentiellement définie autour de trois valeurs dans la doctrine de l’Eglise:

le loyalisme:

Le principe de base en est: il faut obéir aux autorités naturelles et civiles car leur autorité vient de Dieu (Rm.13,1 et Col.3,18-25 ou Eph. 5,21 – 6,9 et aussi Jn.16,11) mais en cas de conflit d’autorité, ” il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes” (Ac.5,29). Dans son expérience historique, l’Eglise fut très vite soumise à ce dilemme et, en refusant le culte à l’empereur, pratiqua concrètement la désobéissance civile, lui donnant d’ailleurs ses lettres de noblesse et installant définitivement et fermement ce concept dans la doctrine politique de l’Eglise. On connaît le revirement du constantinisme, renonçant à mettre l’Eglise en situation de désobéissance civile et exploitant au contraire son loyalisme au service de l’Empire.

le légitimisme:

En fait, l’Eglise a été partagée, en tout cas depuis le 13°s., entre deux tendances antagonistes à ce sujet. D’une part, le raisonnement théologique ” grégorien” (St Grégoire le Grand, pape au 7°s.) qui était le suivant: si l’autorité vient de Dieu, l’autorité civile doit recevoir l’aval de l’Eglise pour être légitime. Dans ce schéma, une institution (l’Eglise) accorde ou non à une autre institution (l’Etat) un aval de type juridique, de manière globale. Suivant les époques, en fonction du degré de christianisation des Etats, on verra l’Eglise accorder un a priori favorable généralisé (Moyen-Age) ou un a priori favorable sélectif (Renaissance) ou un a priori défavorable généralisé (depuis la Révolution Française). D’autre part, rompant radicalement avec cette vision théocratique, le raisonnement théologique thomiste (St Thomas d’Aquin, théologien du 13°s.) défendra le principe de l’autonomie du politique: l’autorité est une fonction qui se justifie par l’organisation (et donc la hiérarchisation) de tout groupe social par lui-même mais elle devrait se soumettre au Droit Naturel (qui ne peut que correspondre au Droit divin). L’obéissance n’est qu’une vertu sociale (et non théologale). On n’y est pas tenu si elle n’est pas ordonnée au bien commun et si l’adhésion n’y est pas libre et ne s’adresse pas à la raison (la légitimité dépend donc de conditions ” morales” objectives).

Dans ce schéma, il n’est question que d’aval moral de la part de l’Eglise, dont l’objet se limite à vérifier la conformité au Droit Naturel (dont elle s’estime la meilleure garante). Cet aval ne peut être donné qu’au cas par cas, quand ils se posent. Il n’oblige qu’à une ” obéissance morale” ne dispensant pas la conscience personnelle de réassumer ou non, de manière libre et critique, l’orientation avancée.

le ” victimisme”:

Le fondement scripturaire en est ce verset de la Passion du Christ : ” que ta volonté se fasse et non la mienne” (Mc.14,36 et parallèles), complété et confirmé par de nombreuses allusions dans les épîtres pauliniennes, du type ” il se fit obéissant jusqu’à la mort”. Les épîtres pauliniennes développeront d’autre part un idéal d’imitation de J-C, d’abnégation de soi et la disposition au sacrifice (y compris ultime) qui deviendront les composantes de l’obéissance religieuse. Celle-ci se vivra, dans le cadre de l’érémitisme primitif (mi- 4°s), sous forme de rupture d’avec la ” monde” (et donc refus généralisé d’obéissance aux autorités de ce monde) au profit d’une obéissance mystique (obéissance inconditionnelle à Dieu). Le cénobitisme (règles monastiques de St Basile en Orient et de St Benoît en Occident) va vouloir ” civiliser” cette conception de l’obéissance en la faisant passer par un Supérieur religieux. Sous réserve de satisfaire au critère de légitimité, l’autorité civile va estimer pouvoir exiger cette ” obéissance religieuse” à son profit (héroïsme, sacrifice de soi). L’Eglise va jouer le jeu.

2. Ces valeurs ont été reconsidérées suite à l’expérience politique négative de l’Eglise ces deux derniers siècles

Déjà au cours du Moyen-Age, la prétention politique de l’Eglise avait été remise en question (Querelle des Investitures au 11°s et Querelle du Sacerdoce et du St Empire au 12° et 13°s.). Le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat l’emporta définitivement au 18°s. (Révolution Française). La méfiance de l’Eglise à l’égard des Etats-Nations ne fit que s’accroître tout au long du 19°s., provoquant un mouvement de renfermement de l’Eglise. Les guerres du 20°s. et, par la suite, les problèmes du développement inégal des pays firent sérieusement douter de la capacité des Etats à se gérer en fonction du ” bien commun”.
Après avoir développé une théologie négative de l’Etat (jusqu’à Pie XI), non sans élaborer petit à petit une doctrine sociale propre (de Léon XIII à nos jours), l’Eglise (avec Pie XII) ressortit le concept thomiste de l’autonomie du politique laissé dans l’ombre jusqu’alors mais en déplaçant le pôle de légitimité des Etats-Nations vers des instances internationales. Plus tard, avec le concile Vatican II et Paul VI, l’Eglise renoua avec une théologie positive, non pas de l’Etat, mais du politique, encourageant les chrétiens à s’engager activement dans les domaines relevant du bien commun. Par ailleurs, en dehors de l’Eglise institutionnelle, s’est développée une théologie de la libération, prônant une Eglise rompant les liens avec les structures du pouvoir, les dénonçant même au nom d’un prophétisme biblique. Par ailleurs encore, le Protestantisme, encore plus traumatisé par la ” trahison” des Etats (puisque dans certains cas les églises protestantes y étaient fort liés), s’est plutôt orienté vers une théologie de la responsabilité (toujours personnelle, jamais aliénable).

3. Les conditions militaires ont, de leur côté, radicalement changé depuis cette dernière décennie

Avec la fin de la logique des Blocs, on est entré dans un contexte de conflits limités (du moins géographiquement et dans l’armement mais pas dans la cruauté!) mais multipliés (vu les enjeux et les risques de généralisation moindres), dérégulés (armées irrégulières, méthodes irrégulières, peu soucieuses des multiples traités si patiemment élaborés depuis plus d’un siècle) et complexes (par l’enchevêtrement de racines et de causes ethniques, historiques, religieuses, linguistiques, socio-économiques et géographiques). Dorénavant, les grandes puissances et / ou puissances ” régulières” auront une responsabilité de ” gendarmes du monde”. Elles y joueront un rôle de ” forces d’interposition”, ce qui change radicalement la donne car elles n’y sont plus en position d’auto-défense de leur territoire ni, en principe, de conquête. La justification et donc la motivation au combat (ou au moins aux sacrifices et aux coûts imposés par ce genre de mission) devra trouver sa source dans des concepts moins immédiats, plus abstraits et, théoriquement, plus ” gratuits” tels que les Droits de l’homme.
Bref, si cette lecture est correcte, ne va-t-on pas vers une nouvelle configuration à nouveau bipolaire entre d’une part une force régulière d’intervention et, d’autre part, des forces irrégulières ” partisanes”?

4. Cette nouvelle forme de bipolarisation a des conséquences concrètes dans la manière de vivre ces trois valeurs, créant un déséquilibre certain

D’une part (du côté ” partisan”), le loyalisme se vivra spontanément comme un attachement affectif, inconditionnel et entier à la ” cause”. De l’autre (force régulière d’intervention), il ne représente plus qu’une obligation contractuelle et fonctionnelle (militaires par profession et donc dans les limites de la profession).
Du côté ” partisan”, la légitimité est acquise à tout chef charismatique proche et méritant. Du côté de la Force d’intervention, elle doit passer par une longue et lourde procédure d’Autorités internationales, faite de pondérations et marchandages entre intérêts divers et divergents. Elle a besoin de moyens médiatiques colossaux pour emporter l’ ” adhésion” des opinions publiques.
Les mouvements ” partisans” relevant habituellement d’une logique ” religieuse”, les sacrifices et même le sacrifice de sa vie y vont de soi. Cela leur donne une efficacité immédiate, souple et parfois spectaculaire même si elle est limitée à long terme. L’idéologie sacrificielle ne fonctionne, par contre, plus du tout dans une armée de professionnels et d’intervention. La doctrine officielle y est d’ailleurs devenue celle du ” zéro-mort”, sous pression des opinions publiques. On tente de la remplacer par une efficacité technologique.

Les moyens idéologiques et techniques mis en œuvre par les ” forces régulières” sont-ils la réponse adéquate à la résurgence de cette forme primitive de commandement et d’obéissance dont ces forces irrégulières sont porteuses? Leur déficit d’efficacité dans les contextes de guérilla (où vont très certainement se cantonner les forces irrégulières) pourra-t-il être compensé par des nouvelles technologies? Ne risque-t-on pas de vouloir jouer sur le même tableau de la surdétermination idéologique en ” satanisant” un ” ennemi” à grand renfort de conditionnement psychologique?
Les mécanismes ” religieux” ne risquent-ils pas d’être mis à nouveau à contribution?

5. Quelle pourrait ou devrait être la réponse théologique?

Au niveau de la loyauté, on avait déjà assister à un glissement de la loyauté à un Etat vers une loyauté à une autorité internationale (depuis la création de l’ONU). Vu le fonctionnement encore très opportuniste de celle-ci, on pourrait s’orienter vers une loyauté à des valeurs (telles que le bien commun, la dignité de la personne, …). Il ne s’agirait pas de la ” Charte des Droits de l’homme” comme telle mais des valeurs privilégiées de la Doctrine sociale de l’Eglise (bien que ces deux corpus soient en fait très largement compatibles). L’Eglise se permettrait de rester critique par rapport à la loyauté de l’ONU à ses propres principes. Pour être efficace et éviter le bourrage de crâne en situation de crise, l’éducation à ces valeurs doit se faire préventivement, à long terme, en situation confortable pour provoquer une adhésion rationnelle profonde et solide.
Par rapport à la légitimité, l’Eglise, fortement héritière du Droit romain, en avait eu jusqu’au 20°s. une conception généralement très ” juridique” (le critère étant le respect d’un certain nombre de formes, quelque soit le régime : monarchique, aristocratique ou démocratique). Avec l’apparition d’Etats illégitimes (en contradiction absolue avec le Droit Naturel: bolchévisme, nazisme,…) ou n’en ayant que la forme mais n’en exerçant plus les responsabilités (Etats-fantoches, Etats-voyous, …) et devant la confusion entre situations ” régulières” et ” irrégulières”, la tendance de l’Eglise est d’en revenir au principe thomiste du jugement de légitimité au cas pas cas. Dans le même sens, n’y aurait-il pas lieu de renforcer la formation des personnes à un jugement politique personnel et critique? Une conviction librement et solidement établie à ce niveau redevient efficace.
Concernant le ” victimisme”, l’Eglise devrait absolument s’abstenir d’encore jouer le jeu de la transposition de toute idéologie sacrificielle ou même du concept d’obéissance religieuse vers la sphère profane. Il y aurait même une très sérieuse remise en question à faire à propos de l’obéissance religieuse à l’intérieur de l’Eglise quand on se rend compte des circonstances historiques dans lesquelles ce concept est né. Le sacrifice du Christ ne devait-il pas être le dernier? Que pourrions-nous prétendre y ajouter ? La vraie question de l’engagement chrétien n’est-elle pas de faire advenir, chaque jour un peu plus, le ” Royaume de Dieu”? Le thème de l’ ” imitation de Jésus-Christ” n’est-il pas à remettre fermement dans cette perspective? Bref, ne faudrait-il pas parler de responsabilité plutôt que d’obéissance? Militairement, le concept pourrait également avoir des applications bien plus larges qu’actuellement. Il serait d’ailleurs plus adapté aux situations complexes et permettrait sans doute de retrouver une efficacité respectueuse de l’humain.

Geen reactie's

Sorry, het is niet mogelijk om te reageren.