Israel: Terre Promise, terre donnée ou terre conquise ?

Israel: Terre Promise, terre donnée ou terre conquise ?

” Terre promise”, le concept est à l’origine d’une fabuleuse histoire qui, trois mille ans après, fait toujours vivre… mais aussi mourir! Entretemps, il n’a cessé de tourmenter l’histoire, autant quand on le croyait réalisé (“était-ce vraiment cela que Dieu voulait?”) que quand on le croyait éteint (” quel est ce rôle du Peuple élu parmi les Nations?”). Toujours est-il que s’est forgé autour de ce thème une idéologie guerrière – je corrige tout de suite: un vocabulaire guerrier (et ce n’est pas la même chose !)- dont la formulation est datable (5° – 4° siècle av.J-C) et dont la datation donne le sens. Il s’agirait d’un pur vocabulaire pour une cause théologique, celle du mouvement sacerdotal post-exilique. C’est la thèse de cet exposé.

 

Selis Claude

1. Terre Promise

On connaît l’envoi fameux fait par Yahvé à Abraham : ” Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai” (Genèse 12,1) repris à la fin de ce passage : ” c’est à ta postérité que je donnerai ce pays ” (Gn.12,7 et bien d’autres références).
Une première difficulté à comprendre adéquatement ce texte peut provenir de l’usage du futur dans nos traductions, étant donné que l’hébreu ne connaît pas ce temps. La langue hébraïque ne répartit pas le temps en passé-présent-futur comme nos langues européennes actuelles mais en fini et non-fini. Certes, le fini recouvre notre passé (mais aussi, éventuellement, des expressions au présent : ” il est mort “, par exemple) et le non-fini peut se traduire par un futur (” il mourra “), mais aussi, suivant le contexte, par un présent (” il meurt“, au sens de ” il est en train de mourir “) ou un imparfait ou un passé simple, les temps du récit (“ il mourait” au sens de ” il était en train de mourir quand…” ou ” il mourut …à tel moment “). Il ne faut donc pas forcer l’aspect futur du temps mais au contraire bien garder présent à l’esprit qu’il peut s’agir d’une action en cours (donc non-finie), ” en train de se passer ” (comme le rend très bien et moins lourdement le participe présent en anglais : ” I am walking “). On pourrait donc tout aussi bien traduire cet appel à Abraham par : ” Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je suis occupé de t’indiquer “…ce qui est aussi une invitation à faire sien cet appel, à se sentir encore concerné par lui.
Remarquons aussi que cet appel se présente comme une condition. Sans du tout trahir le texte, on pourrait formuler la phrase ainsi : ” Si tu quittes ton pays, …je te donnerai … “. Il y a en effet un lien avec le thème de l’Alliance au sens d’un contrat soumis à certaines conditions qui devront être respectées. Cette alliance est bien conclue avec Dieu et non avec des puissances terrestres …ni avec des vues terrestres !
La Promesse est liée à une capacité de détachement : ” Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père… “. Si ce détachement est demandé, ce n’est pas pour recréer un esprit de possession! Ce qui sera donné doit garder son statut de ” don” et ne pourra faire l’objet d’un réflexe d’accaparement ni d’un esprit de propriété qui serait irrespectueux des intentions du donateur. Le don crée même une espèce d’obligation morale à la transmission de génération en génération où la charge affective et émotive sera, à la limite, plus importante que l’objet lui-même. Dans le don, le donateur est présent et doit le rester sinon l’objet redevient un objet quelconque qui n’a plus qu’une valeur utilitaire ou marchande, s’il en a une. En l’occurrence, il est clair ici qu’il s’agit d’un don de Dieu et non le résultat du pur travail de l’homme, ni même d’un dû. Même le vocabulaire de conquête aura toujours soin d’attribuer à Dieu l’heureux résultat final.
L’objet de la Promesse est-il celui d’une terre, d’un pays? Apparemment, il n’y a pas de doute. La promesse se formulait : ” Quitte ton pays, … pour le pays que je t’indiquerai ” (” eretz” en hébreu dans les deux cas). Mais, au vu de ce que l’on vient de dire du détachement, la phrase est à entendre : ” Quitte ton pays (celui de tes attachements terrestres), …pour le pays que je t’indiquerai (celui de l’attachement à Dieu) “. C’est bien ainsi que l’a compris la Tradition. A une autre époque (celle de Moïse), l’Alliance s’exprimera par un attachement à la Loi et la condition se formulera : ” Si tu respectes ma Loi, …alors tu vivras… ” (Deut. 30, 15-20 ou 32,47). Le vocabulaire de la terre est lié au contexte patriarcal, comme le vocabulaire de la Loi est lié au contexte deutéronomique. Même si le vocabulaire de la Loi exprime déjà plus adéquatement l’idée de l’attachement à Dieu, ce ne sont ni la terre ni la Loi qui sont importants pour elles-mêmes mais bien l’attachement à Dieu! Le Nouveau Testament nous fera faire cette prise de conscience décisive.
On sait que, même au temps de sa plus grande extension (sous Salomon sans doute), le territoire d’Israël n’a jamais été bien grand. Il n’a pu se donner quelqu’autonomie qu’à un moment où les grandes puissances de l’époque (Egypte, Hittite, Assyrie) étaient elles-mêmes affaiblies. A peine après trois règnes (Saül, David et Salomon), ce royaume était déjà divisé et seul le royaume du Sud a subsisté quelques temps. Loin des rêves de grandeur et de puissance, le souci du Lévitique (courant sacerdotal, post-exilique, même si les événements auxquels il est fait allusion remontent à plus de 800 ans auparavant) était, bien modestement, une terre où le peuple puisse vivre en sécurité et dans une certaine prospérité (Lév. 26, 3-13). Le souci du Prophète était celui d’une terre où puisse se vivre la justice et où règnent la paix et le bonheur (Isaïe, multiples références). Ce n’était déjà plus une terre comme étendue géographique qui était visée mais un style de vie, des valeurs de société cohérentes avec la volonté divine.
Le Prophétisme a également parlé de la terre (d’Israël) comme d’une fiancée que Dieu s’apprête à épouser (Is.62,4; Osée 2) et non comme d’une ” mère” comme dans les mythologies mésopotamiennes ou grecques. La différence est que, pour la fiancée, la fécondité est à venir tandis qu’en parlant de terre-mère, on parle de fécondité déjà prouvée, cyclique d’ailleurs, autant dire automatique. La fécondité de la fiancée n’est pas acquise; cela dépendra de l’amour mutuel qui se créera ou non, qui sera à conquérir… et de la fidélité.

2. Terre conquise

Ceci dit, le livre de Josué, sixième livre biblique, continuant ” l’histoire sainte” après l’Exode hors d’Egypte et le séjour au désert, et abordant l’entrée en Terre Promise, en parle bel et bien en termes de conquête armée et violente.
Cela commence par l’envoi d’espions pour évaluer l’intérêt de l’opération et les capacités défensives de l’ennemi (chap.2). C’est la prise de Jéricho (chap.6) et la conquête de différentes villes, soumission de populations, avec ce que cela comporte de batailles, de pillages, d’exécutions et, quelquefois, de ” herem” (destruction totale de la ville et exécution de toute la population), le tout avec l’assentiment divin, son assistance (” Dieu avec nous “), si ce n’est le coup de pouce miraculeux (chap. 8 à 11). Après quoi, on a bien le temps de partager le territoire ainsi conquis et vidé entre les 12 tribus comme on se partage une dépouille (chap. 12 à 22).
Cependant, il semble bien que, historiquement, ce ne soit pas ainsi que cela se soit passé. La recherche archéologique et la qualité de celle-ci ont considérablement progressé ces dernières soixante années. Etant donné le sujet (religieux) et le lieu (Israël – Palestine – Terre Sainte), aucune recherche n’y est tout à fait neutre. Elle y est, d’office, pro-israélienne ou anti-israélienne, pro-chrétienne ou anti-chrétienne, pro-religieuse ou anti-religieuse. Le plus sûr est de chercher du côté du pire : anti-religieuse (” les religions ne sont que des idéologies “), anti-chrétienne (” la Bible a dit faux “), anti-israélienne (” la Bible a dit faux et Israël est minable “). Les résultats, peu suspects de sympathie pour une cause religieuse, sont très intéressants pour notre propos.
En effet, il n’y aurait jamais eu de conquête organisée, massive, mais une progressive infiltration de la part de quelques tribus (mais jamais ” 12″), dans une portion réduite du territoire et uniquement dans des parties ingrates (régions montagneuses non cultivables) à la faveur de l’affaiblissement de toutes les grandes puissances de l’époque (comme dit plus haut). L’habitat serait toujours resté mixte (entre israélites –minoritaires- et cananéens) et le monothéisme ne s’est jamais imposé vraiment. A l’époque de la rédaction des livres concernés, Juda était réduit à un territoire minuscule (5.000 km², soit 1/6° de la Belgique, et ne comptant que 75.000 habitants !), sans autonomie ni politique, ni militaire mais seulement religieuse. Le livre de Josué, à base deutéronomique (ce qui nous conduit à Josias, juste avant l’Exil, soit 7°s.), aurait été revu par le mouvement sacerdotal (post-exilique, soit 5°s.) à propos d’événements censés se passer au 13°s.! Même à la faveur de traditions orales stables, il n’y a là plus aucun lien fiable avec une quelconque réalité historique. A l’époque de Josias (un grand règne en effet), la mission des scribes de cour était de reconstituer un glorieux passé commun (d’où l’image des 12 tribus, issues d’un même ancêtre, ayant connues un même passé, les mêmes hauts-faits guerriers) et de forger une identité forte et unie autour de son trône (d’où la mythification de David et Salomon, l’insistance sur la Loi, sur des us et coutumes spécifiques et des mesures ségrégationnistes). A l’époque sacerdotale, l’autel ayant remplacé le trône, la tendance cultuelle, liturgiste, casuiste, … s’est encore renforcée (comme en témoigne le souci des listes, des inventaires, des nombres, du calendrier, des rubriques liturgiques, des descriptions, des prescriptions, etc…). Devenu encore plus inatteignable que du temps de la royauté de Josias, l’idéal d’une société religieusement pure a été proclamé avec encore plus de force et d’intransigeance mais en décalage de plus en plus flagrant avec la réalité vécue.
Mis à part ce côté maladivement dénigrant et agressif pour tout ce qui est religieux, le résultat est intéressant pour notre propos puisqu’il nous débarrasserait d’un gros soucis: toute cette violence de l’Ancien Testament ne serait que littéraire et n’aurait jamais eu de réalité. Il n’y aurait pas un Ancien Testament ” violent” d’une part et un Nouveau Testament ” pacifiste” d’autre part. Les auteurs bibliques n’ont fait qu’utiliser le vocabulaire et les clichés de la littérature épique des peuples voisins de leur époque. Tout ce vocabulaire de combat ne serait que celui d’un combat spirituel. Quoiqu’il en soit de la réalité, la thèse est tenable (au sens où elle est cohérente avec la mentalité sacerdotale post-exilique) et restaurerait même quelque peu l’image du mouvement sacerdotal. En effet, au travers des vicissitudes de ” l’histoire sainte”, le mouvement sacerdotal serait arrivé à la conclusion très profonde et très spirituelle que le ” pays” du Peuple élu n’est pas un territoire géographique (à l’heure où ce Peuple n’en avait plus et n’avait plus aucune chance d’en avoir) mais c’est le terrain de la Loi. Le respect de la Loi sera son identité et son témoignage parmi les Nations (le Peuple en avait déjà fait une expérience positive puisqu’il avait vécu en exil à Babylone pendant un demi-siècle sans perdre son identité). Tout ce qui, dans les textes, est dit du don de la Terre peut être transposé à propos du don de la Loi. Tout ce qui est dit de la conquête du territoire peut être dit du combat que représente le respect de la Loi.
En fait, ce sens éminemment spirituel à donner à ce livre de Josué était déjà donné comme tel dans l’introduction et la conclusion du livre de Josué lui-même, dès l’origine. Il vaut la peine de citer ces versets, véritable mise en perspective : ” Sois fort et courageux. Veille à agir selon toute la Loi que t’a prescrite Moïse, mon serviteur. Ne t’en écarte ni à droite ni à gauche afin de réussir partout où tu iras. Ce livre de la Loi ne s’éloignera pas de ta bouche ; tu le murmureras jour et nuit afin de veiller à agir selon tout ce qui s’y trouve, car alors tu rendras tes voies prospères, alors tu réussiras. Ne t’ais-je pas prescrit : sois fort et courageux ? Ne tremble pas, ne t’effraie pas, car le Seigneur ton Dieu sera avec toi partout où tu iras” (Josué 1,6-9 et 23,6…16).

3. Israël comme territoire, aujourd’hui

Suite à la révolte des Juifs contre les Romains en Palestine en 66-70, Titus s’empara de Jérusalem et détruisit le Temple en 70. Ce désastre provoqua un flot d’émigration qui vint grossir les communautés juives de la Diaspora, ce qui resta sa condition de vie pendant de longs siècles. A la fin du 19°s., le mouvement sioniste commença à racheter des lopins de terre en Palestine. Plus tard, en 1917, la déclaration Balfour, ministre anglais des Affaires étrangères, laissa entrevoir la possibilité de créer un ” foyer national” juif en Palestine. A l’issue de la guerre de 1940-45 et suite à la tentative d’extermination totale, les Puissances Alliées décidèrent la recréation d’un Etat souverain pour les Juifs en Palestine (après avoir hésité entre des territoires à Madagascar, dans la Ruhr ou au Paraguay !). Le jour même de la déclaration d’indépendance (14 mai 1948), ce territoire (initialement de 14.400 km², en trois portions non-contiguês !) fut envahi par des armées arabes. Mais la situation tourna rapidement au profit du nouvel Etat d’Israël qui se redéfinit des frontières plus larges et moins irréalistes. Après un conflit localisé avec l’Egypte en 1956, une nouvelle offensive de l’ensemble des pays arabes est déclenchée en juin 1967 (Guerre des Six Jours) mais elle tourne à l’avantage d’Israël (qui occupe le Sinaï et le Golan et annexe Jérusalem-Est). C’est dans la foulée de cette guerre que le rabbin Kock fonde le Goush Emounim (le ” Bloc de la foi”), établissant une relation inconditionnelle entre terre et foi. Le 6 octobre 1973, le jour du Yom Kippur, les forces égyptiennes attaquent par surprise le front israélien du canal de Suez tandis que la Syrie attaque de son côté. Militairement victorieux, Israël ne retire pas les dividendes de sa victoire étant donné le contexte de guerre froide entre les USA et l’URSS. Il s’en suit une crise interne grave donnant lieu à divers mouvements. Le rabbin Leibowitz (par ailleurs grand spécialiste de judaïsme médiéval) dénonce le lien entre terre et foi et estime que la ” terre” est affaire politique et est donc susceptible de négociations tandis que la foi est affaire de fidélité spirituelle. Un mouvement ” Oz ve shalom ” (Force et Paix) naît en 1975. En 1984, le mouvement ” Netivot shalom” (Voies de la Paix) préconise un partage du territoire entre Israéliens et Arabes. Un autre mouvement encore ” Piqqouah nefesh” (Respect pour la vie) estime que la vie humaine, juive ou arabe, est plus sacrée que la sainteté du territoire. Rappelons que la doctrine officielle de l’Etat d’Israël est celle de la ” guerre défensive et de sécurité”, incluant tous les moyens (y compris nucléaires, s’il le faut) mais strictement limitée à la défense des personnes et d’un territoire.

Conclusions

Comment parler de ces textes bibliques ” violents” dans une pastorale militaire ? Evitons tout d’abord d’opposer un Ancien Testament ” violent” à un Nouveau Testament ” pacifiste”. Les textes ” violents” de l’Ancien Testament ne le sont peut-être pas et le Nouveau Testament n’est ” pacifiste” qu’au niveau des relations inter-personnelles et des sentiments intérieurs. Il n’aborde pas vraiment le problème de la violence politique. La seule phrase: ” Rendez à César ce qui est à César ” est évidemment un peu courte. Ayant évité de prendre ces textes de l’Ancien Testament pour des descriptions d’une réalité historique appartenant à l’histoire d’Israël, on pourra faire apprécier la sincérité qu’il y a à admettre que la violence fait partie de la réalité et qu’il ne suffit pas de s’en indigner pour qu’elle disparaisse. La nier, par angélisme, c’est s’empêcher d’y réfléchir et donc d’être mentalement armé pour y résister de manière appropriée. Même si Israël, minuscule royaume politiquement insignifiant coincé entre de grands empires, n’a sans doute pas eu l’occasion d’être violent, il a réfléchi à la violence et nous livre des pistes fructueuses –mais parfois ambiguës, il est vrai- de réflexion. En particulier, le simple usage –mais intensif!- d’un vocabulaire de violence, même si c’est pour exprimer des combats spirituels, pose malgré tout question. En effet, le danger est bien réel de passer d’un vocabulaire et de représentations violentes dans lesquelles certains récits bibliques font baigner à une violence bien réelle alors que l’attachement à Dieu – seul véritable enjeu biblique – implique un détachement fondamental par rapport aux choses de ce monde et par rapport aux réflexes naturels les plus spontanés de l’appropriation et de la domination.

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